femmes / artistes, artistes femmes
Paris, de 1880 à nos jours
Catherine Gonnard / Élisabeth Lebovici, Éditions Hazan, 2007.
Ce livre que nous lisons de la fin au début et dans tous les sens depuis que nous l'avons découvert est devenu pour nous, blogueuses et féministes, l'un des ouvrages indispensables qui accompagnent la lecture historique de l'émancipation des femmes mais aussi celle de la pensée de la modernité, indissociablement liées. Une histoire (de l'art) dont les femmes ont modifié les codes en "devenant artistes"....« Mai 68 est arrivé, et j'ai réalisé que la peinture était finie, qu'il fallait travailler avec le quotidien, avec ce qui se passe, qu'il fallait en passer par l'intime. À ce moment là, l'intime était très mal vu ou plutôt, pas vu du tout » dit Annette Messager, interviewée pour le livre.
Anne Querrien qui l'a lu à parution, nous en donne, à notre demande, une lecture dont la clarté et la lucidité permettra à toutes d'avancer, nous l'espérons, sur le fil étroit qui sépare l'art de la vie : les sépare pour mieux les réunir.
Ce livre présente des femmes-sujets, peignant, sculptant ou œuvrant dans l'art d'autres manières, alors qu'elles sont souvent les objets du travail de l'artiste, y compris féminin. On n'y trouve pas d'essence féminine, constituée par le regard d'un sexe sur l'autre ou sur lui-même. Mais on s'étonne à la lecture, à la profusion des biographies et des citations, de la diversité des manières dont les femmes se sont formées comme peintres, sculpteurs, artistes, et imposées comme des professionnelles reconnues, d'abord à part puis au sein du milieu masculin. Le livre suit l'évolution chronologique mais insiste sur la singularité de chacune, sur sa manière propre de composer formes et matières, et de faire irruption dans son paysage artistique contemporain. Il n'y a pas de filiation des femmes artistes entre elles, de constitution d'un art féminin qui redoublerait en mineur la généalogie artistique masculine. Lorsque les femmes utilisent les travaux d'aiguille, la couture, le collage, et autres travaux manuels, c'est pour interpeller, comme d'autres, l'art dominant de leur temps, et non pour sophistiquer les pratiques supposées de leur sexe. Ces pratiques sont des ressources, non des assignations.
Des femmes venues apprendre le métier d'artiste à Paris (fin du XIX siècle)
Ces femmes artistes ne sont pas toutes françaises d'origine : pour la plupart, elles sont passées par Paris pour étudier, et y sont restées. Elles sont venues de province et surtout de l'étranger apprendre à Paris les gestes et les relations nécessaires à une carrière artistique, à la fabrication d'un art libéré des contingences de leurs origines. (A partir des années 1950 cette ambition d'une expression artistique autonome sera détrônée par la production d'un art à la fois beaucoup plus international dans son marché, et beaucoup plus local dans son recrutement, voué seulement à l'expression de la subjectivité individuelle sans recherche de formes à valeur universelle. L'enjeu d'une formation cosmopolite en diminue d'autant.)
Au début de la période étudiée, au XIX siècle, les femmes sont mises à l'écart des hommes dans des écoles séparées. L'exposition universelle de Chicago en 1893, avec son pavillon de la femme, est la première à se préoccuper de la production artistique des femmes, à les présenter comme des personnes qui travaillent, et pas comme des objets de contemplation. On ne peut pas en dire autant de l'exposition des arts de la femme qui a eu lieu à Paris en 1892, et qui cantonnait la femme dans la décoration, qu'elle en soit sujet ou objet.
Le souci public de la femme, et pour les femmes « le souci de soi », marque le début d'une nouvelle ère pour les femmes dans l'art. Dès cette époque, et malgré le sexisme ambiant, des femmes vivent de leur peinture, chacune avec son style, avec ses objets de prédilection, avec ses formats, avec ses tours de main. Les auteures du livre mettent l'accent sur la formation, les académies, et accumulent les preuves que les plus célèbres d'entre elles, reconnues par le monde artistique dominant, sont les représentantes d'un milieu, d'une pratique collective, au sein de laquelle chacune produit à sa manière particulière.
L'exposition au regard des hommes (entre deux guerres)
Dans la deuxième génération de ces femmes artistes, celle de l'entre-deux-guerres, le regard des femmes sur elles-mêmes change, elles se préoccupent du regard de l'autre, de celui du maître dans les cas extrêmes. Elles se rapprochent des hommes dans leur expression, se mettent à nu, s'observent, se comparent, se différencient. Il ne s'agit plus d'une affirmation autonome au moyen des instruments de l'art, mais d'une inscription dans le milieu de l'art, d'une affirmation en relation avec les autres artistes, notamment hommes. Couture, danse, création de formes nouvelles sont alors présentées par les femmes comme des figures avancées de l'art universel. Mais la promotion d'une « femme nouvelle » par la presse et l'ensemble des médias brise le miroir réflexif que constituait l'art pour les femmes qui en font profession. Leur production n'a plus vocation à les représenter, mais doit entrer en dialogue critique avec la société, et y conquérir des places qui n'ont plus vocation universelle, mais sont au contraire définies et limitées, et doivent se confronter à la représentation dominante de la féminité. Alors que la période est à l'encensement tout à la fois de l'art et de la féminité, elle est difficile pour les femmes artistes, voire dévalorisante. Faut-il alors produire à deux, avec un homme, ou de façon anonyme dans les œuvres collectives ?
Comme le veut cette époque, les femmes se tournent vers l'abstraction, ou vers les nouvelles technologies de la photographies. Elles sont toujours de fidèles utilisatrices des outils artistiques du moment, voire, pour certaines, inventeuses de nouveaux instruments. Et elles sont toujours aussi différentes dans leurs expressions.
Des femmes semblables aux hommes (après le seconde guerre mondiale)
A partir de la Libération, la troisième génération se heurte à des obstacles nouveaux. Le regard public, et avec lui la commande institutionnelle, semblent se détourner d'elles. C'est du même coup la possibilité de l'autonomie financière qui disparaît, même si certains collectionneurs privés leur font place. Le travail doit alors se cantonner à l'intime. Fini les grandes fresques qui avaient égayé le court moment d'espoir de la fin des années 1930. La commande publique avait tari dès l'Occupation, tandis que les expositions se multipliaient pour qui voulait bien se soumettre aux exigences de la Société des femmes peintres. Celles qui n'avaient cure de peindre l'harmonie sociale sont passées à la Libération. Mais le mal est fait, la commande restera longtemps "française", "équilibrée", hostile à la création.
Dans ce contexte la nouvelle génération de femmes artistes ne s'affirme plus comme femmes, mais en couple avec des hommes, et comme êtres humains, égales mais semblables, désingularisées. Beaucoup s'engagent dans une abstraction mesurée, pensée, quadrillée, livrée à l'affect de la maîtrise autant qu'à celui de la peinture ou de l'art. Les femmes artistes tracent ou forment des concepts, elles donnent à penser aux visiteurs, elles cherchent. Certains collectionneurs investissent dans le jeu surréaliste sur les figures féminines. Des galeries d'art contemporain, tenues par des femmes, les soutiennent. L'innovation dans l'art est alors féminine ; elles accompagnent les inventeurs quel que soit leur sexe. Face à l'envahissement de la vie quotidienne des femmes par les arts ménagers, les femmes artistes veulent faire le vide, s'abstraire, se confronter à l'espace, à la lumière, à la couleur, comme des entités pures. Elles veulent donner à voir, à toucher le sensible. Elles sont de nouveau nombreuses à venir des États-Unis, d'Amérique latine ou d'Europe de l'Est trouver à Paris les outils d'une expression moderne. Quelques-unes sont préoccupées par la violence coloniale et donnent à voir des corps déchiquetés.
L'affirmation du caractère politique de l'intime
Mai 1968 voit apparaître une quatrième génération d'artistes. Les revendications des femmes deviennent culturelles, les dépassent pour englober la civilisation. La valeur de l'intime se renverse devenant intensification du social jusqu'à sa pointe individuelle, la pointe où homme et femme passent de l'un à l'autre, où l'artiste se transforme en personnage de fiction sans propriété assignable, où la coupure entre art et vie quotidienne vacille. L'identité fluctue derrière les masques, devient instrument de parade dans une société du spectacle assumée comme réalité. C'est l'époque des collectifs ou des coopératives de femmes qui s'exposent elles-mêmes, qui réhabilitent les vieux métiers ou les mythes ancestraux pour s'en draper et mieux les abandonner. Certaines femmes se saisissent d'une caméra, critiquent les médias, et fabriquent leur propre vision des évènements. Là encore le travail se fait à deux, à trois ou en groupe. Leur volonté de décentrement crée une nouvelle onde dans la documentation ou dans la fiction. Le corps comme surface sensible, comme objet de l'exploitation et lieu de la résistance, comme vecteur d'expression, est mis en jeu systématiquement, y compris dans sa vulnérabilité. L'expérimentation devient une constante.
La différence comme valeur de marché
Et puis le pouvoir culturel s'installe et bride la cinquième génération. Il met tout sur le même plan, transforme tout en objets échangeables sur le marché. C'est le triomphe du pop art, sans la grâce américaine, de la figuration libre, de la déconstruction. Les femmes sont presque absentes de cette autocongratulation. Rares sont celles qui arrivent à affirmer publiquement leur pensée critique. De très forts modèles individuels de femmes s'affirment alors, comme chez les hommes ; on magnifie aussi dans des expositions les carrières de femmes déjà mortes depuis longtemps, ou déjà âgées, prises sur toute la planète. La femme prend alors corps comme une identité biologique, dans une mise en spectacle d'inspiration presque exclusivement masculine. L'histoire de ce siècle d'émancipation se referme sur une assignation à la différence vraisemblablement peu créative. Dans le monde global les femmes sont présentes, certes, mais avec quelle problématique? Les femmes ne se disent plus femmes. Les mouvements de femmes artistes n'ont plus de visibilité, ne produisent plus de communauté. Alors qu'à l'étranger la politique féministe est critique et ouverte, que le genre est mis en variation continue, en France le "bon sens républicain" bride l'expression des différences, homogénéise les représentations. L'art se déplace alors dans de nouvelles formes d'intervention temporaire : performance, festival, cinéma. Mais l'expression d'une sexualité non consensuelle est parfois traduite en justice. Les appartenances multiples des artistes sont requises de se fondre dans l'identité française pour recevoir droit de séjour.
La persistance du voyage vers le devenir-femme de l'art
Pourtant l'affirmation des singularités, l'expression d'inquiétantes étrangetés, relancent la présence de l'art aujourd'hui. Des femmes continuent d'œuvrer dans le monde de l'art, et d'y accentuer chacune sa faille particulière. Chacune voyage, y compris sur place, et produit ses images, ses cartographies, trace l'espace psychique qui la relie au monde environnant. Leurs sœurs des années 1900 convergeaient vers Paris, comme foyer de la création du moment. Elles n'ont plus de centre, mais continuent d'œuvrer en parallèle au devenir-femme de l'art. Celui-ci est apparu en plein jour dans les années 1970 avec le mouvement de libération des femmes. Mais les institutions publiques et marchandes se sont employées à le contenir. La chute du mur de Berlin, la recomposition des appartenances, ouvre de nouveaux possibles. L'art féministe poursuit son avènement ; quel que soit le support, il rompt avec le mouvement dominant vers l'autonomie formelle. Il constitue désormais un enjeu.
Ce mouvement des femmes artistes ou des artistes femmes s'incarne dans des centaines d'artistes femmes recensées par les auteurs. Cette note aurait pu se résumer à la longue suite des noms d'artistes évoquées ou présentées de façon plus détaillée. Le livre déroule un savoir encyclopédique sur la théorie des femmes artistes qui se sont mises en mouvement depuis la fin du XIX siècle. Les informations biographiques sont données sobrement, mais permettent de situer la problématique de chacune, notamment sa sortie du milieu qui lui a donné naissance. De nombreuses reproductions, y compris en couleurs, permettent de visualiser les différentes formes de travail, de concrétiser l'appréciation donnée.
Malgré les 484 pages on a envie d'en savoir plus, de suivre telle ou telle artiste dans les livres indiqués en bibliographie, de réfléchir davantage au sens de ce mouvement des femmes artistes à Paris. Un mouvement objectif comme celui d'une vague, et composé par l'agencement de centaines de subjectivités déroulant chacune sa propre histoire. Le monde de ces femmes est dissensuel, le décrire souligne les fractures qui sont aussi perceptibles dans le monde de tous.
Anne Querrien