Le non-anniversaire
• Deux articles publiés dans Libé le 7/10/08.
Elles étaient dix ce 26 août 1970 à déposer une gerbe à «la femme du Soldat inconnu», plus inconnue encore que le célèbre soldat sous l’Arc de triomphe. C’est ce jour-là, que les journalistes, copiant le «Women’s Lib» américain, ont parlé pour la première fois en France d’un mouvement qu’ils ont baptisé Mouvement de libération de la femme. Le singulier «la femme» a été réfuté, le mouvement de libération des femmes est alors devenu le MLF. Héritier rebelle de mai 1968, c’est un mouvement d’un type radicalement nouveau, qui s’inventait dans la rencontre des femmes sans prétendre les représenter et refusait d’être représenté par quiconque. Nulle ne devait s’approprier le nom collectif. Les tracts étaient signés «quelques militantes» ou «des militantes du MLF» ; les articles de prénoms ou de pseudonymes.
D’où la surprise à l’annonce d’un «anniversaire» qui daterait la fondation du MLF de 1968. Le mouvement des femmes existait déjà aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, dans les pays du nord de l’Europe… Il fallait bien qu’il arrive en France, sur un terrain fertilisé par mai 1968. Si on considère généralement 1970 comme l’année initiale, c’est que la première publication collective, un numéro spécial de Partisans (mai) titrait - en toute innocence historique - «Libération des femmes, année zéro». C’est aussi que l’année 1970 fut riche en événements et manifestations.
L’apparition publique a certes été précédée de l’existence de groupes précurseurs. Mais aucun ne peut prétendre avoir «fondé» seul le MLF ; même si leur rencontre a été déterminante. FMA (Féminin, Masculin, Avenir) a été créé en 1967 par Anne Zélensky et Jacqueline Feldman. Il a organisé le seul meeting sur les femmes dans la Sorbonne occupée (1). Un autre groupe s’est constitué au lendemain de mai 1968, autour d’Antoinette Fouque et de Monique Wittig. Quatre participantes de ce groupe ont publié dans l’Idiot international «Combat pour la libération de la femme». Les deux groupes originaires ont fusionné dans une dynamique nouvelle. Le fleuve MLF s’est mis en marche et les ruisseaux ont afflué. En août le groupe femmes de VLR (Vive la révolution) et d’autres militantes d’extrême gauche l’ont rejoint. L’année 1970 a été jalonnée de manifestations qui ont donné au mouvement son style si particulier. En mai la première réunion féministe non mixte avait ouvert une polémique à l’université de Vincennes. En août c’est le dépôt de la gerbe de fleurs à l’Arc de triomphe. En octobre quarante femmes s’enchaînent devant la prison de la Petite Roquette. Et la perturbation des états généraux de Elle.
A partir de l’automne, le MLF tient AG (assemblée générale) tous les quinze jours aux Beaux-Arts dans une joyeuse cacophonie qui débouche sur les initiatives les plus diverses. En avril 1971, le Nouvel Observateur publie le manifeste des 343, où des femmes - dont certaines célèbres - déclarent s’être fait avorter. C’est le coup d’envoi de la campagne «avortement» qui allait aboutir, après une extraordinaire mobilisation, au vote de la loi Veil sur l’IVG. Le MLF est traversé de débats, de conflits. Des tendances se dessinent, s’opposent. Les Féministes révolutionnaires, universalistes dans la lignée de Simone de Beauvoir, aiment les actions spectaculaires et symboliques ; Psychanalyse et politique, autour d’Antoinette Fouque rejette le féminisme beauvoirien, et cherche à faire émerger la spécificité féminine par la psychanalyse et le travail sur soi. Mais le mouvement reste un ensemble fluide, où on peut passer d’un groupe à l’autre, participer à toutes sortes de réunions : groupes de parole, groupe de quartiers, écriture collective, publication du Torchon brûle.
Au fil des années et avec l’extension du mouvement, des tendances se sont rigidifiées, les conflits se sont amplifiés. Le mouvement perdait sa dynamique. «Attention, pouvait écrire Christiane Rochefort, l’une des dix de l’Arc de triomphe, Il est au bord de la majuscule. - MLF. Ça y est, il l’a prise… C’est comme ça qu’on se divise soi-même ; qu’on divise la lutte ; et qu’on s’approprie sans y penser ; en tant qu’élite, un mouvement de lutte». C’est après la marche du 6 octobre 1979, précédant le vote définitif de la loi sur l’IVG, que le point de non-retour a été franchi. Dans le secret, trois femmes - Antoinette Fouque, Marie-Claude Grumbach et Sylvina Boissonnas - déposent à la préfecture de police une association du nom de «Mouvement de libération des femmes - MLF». Le même nom a ensuite été inscrit comme marque commerciale à l’Institut de la propriété industrielle et commerciale. Ce mouvement qui n’appartenait à personne était devenu la propriété privée de quelques-unes qui pouvaient légalement interdire à toutes les autres de s’en réclamer. Le tollé fut général, et les éditions Des femmes boycottées par les autres groupes féministes. La maison d’édition féministe Tierce, qui avait dénoncé cette appropriation (avec 11 maisons d’éditions féministes de quatre continents) fut attaquée pour «concurrence déloyale» par la SARL Des femmes devant le tribunal de commerce.
C’est beaucoup plus tard, sans doute pour légitimer cette captation, qu’a été forgée la légende de la «fondation» du MLF. On la voit apparaître en décembre 1990 : «Le MLF a été fondé en 1970 par Antoinette Fouque, Josiane Chanel et Monique Wittig (2).» C’est au nom de cette légende aussi qu’est lancé aujourd’hui un appel à célébrer le quarantième anniversaire du Mouvement de libération des femmes.
Auteure de Libération des femmes, les années mouvement, Seuil, 1993. (1) Anne Tristan et Annie de Pisan, Histoires du MLF, Calmann-Lévy, 1977. (2) Le Nouvel Observateur 6 au 12 décembre 1990 et émission la Marche du siècle 5 décembre 1990.
• et aussi dans l'Huma, le 8/10/08.
http://www.humanite.fr/2008-10-08_Tribune-libre_Quarante-ans-de-feminisme
•...dans le Monde, le 9/10/08 ! le lien n'est plus disponible donc nous publions
l'article:
Chronique
Le féminisme pour les nuls, par Caroline Fourest
Une douce OPA s'opère sur le Mouvement de libération des femmes. La semaine dernière, Le Parisien et Ouest-France annonçaient "les quarante ans du MLF"... Avec deux ans d'avance. Stupeur chez les féministes. Seraient-elles guettées par la maladie d'Alzheimer ? Serions-nous déjà en 2010 ? De l'avis des historiennes comme des militantes, les "années mouvement" remontent à 1970. Des féministes étaient bien à l'oeuvre parmi les activistes de Mai-68, mais leurs préoccupations, n'était la priorité du mois de mai, surtout pas celles de leurs camarades garçons. Il faut attendre 1970 pour assister à un mouvement revendiquant la libération des femmes à travers une série de temps forts collectifs : réunion à la faculté de Vincennes, dépôt de gerbe à la femme du "soldat inconnu" et numéro de la revue de Partisan proclamant "Féminisme : année zéro". Mais alors pourquoi cette précipitation et pourquoi certains médias datent subitement l'acte fondateur du MLF un 1er octobre 1968 ? Cette date ne correspond à rien... si ce n'est à l'anniversaire d'Antoinette Fouque. Aussi comique que cela puisse paraître, cette ancienne députée européenne, fondatrice des Editions des femmes, croit se souvenir avoir abordé la question avec deux amies le jour de son anniversaire en 1968... Ce qui en ferait l'une des "fondatrices" du MLF. Son service de presse ne ménage pas ses efforts pour le faire savoir. Ouest-France l'annonce donc : "Il y a quarante ans, Antoinette Fouque créait le MLF." L'époque est décidément propice aux impostures. Et pas seulement sur Internet. Le seul fait que ce canular médiatique fonctionne en dit long sur la méconnaissance, voire le mépris envers l'histoire du féminisme, jugée secondaire. Rappelons cette vérité simple : personne n'a fondé le Mouvement de libération des femmes. On ne décrète pas un mouvement social, surtout composé d'une telle multitude de courants et de groupes. Antoinette Fouque et son courant n'étaient qu'une composante parmi d'autres de ces "années mouvement" (cf. le livre de référence de
Françoise Picq).
Psychanalyse et Politique, c'était son nom, réunissait surtout des admiratrices, grâce à un mélange particulier de psychanalyse et de politique d'inspiration maoïste. Le "culte de la personnalité" tenait parfois lieu de pensée, sur un mode que plusieurs féministes ont décrit comme "sectaire" dans un livre : Chronique d'une imposture. Sur le plan des idées, Antoinette Fouque n'a cessé d'attaquer les "positions féministes-universalistes, égalisatrices, assimilatrices, normalisatrices" de Simone de Beauvoir. Elle serait plutôt du genre à exalter le droit à la différence et la supériorité de la physiologie féminine, dite "matricielle", sur un mode essentialiste quasi druidique. Dans ses textes, elle revendique la "chair vivante, parlante et intelligente des femmes". Le fait que les femmes aient un utérus - présenté comme le "premier lieu d'accueil de l'étranger" - expliquerait leur "personnalité xénophile". Comme si toutes les femmes étaient par nature incapables d'être nationalistes ou xénophobes. Même sainte Sarah Palin ? Des observateurs saluent sa féminité et son "style non phallique". Pourtant, ce "pitbull avec du rouge à lèvres", comme elle aime à se présenter, tire au fusil sur l'ours blanc d'Alaska et rêve de finir le job en Irak.
Le féminisme caricatural a toujours eu beaucoup de succès auprès des non-féministes. Loin de déconstruire les fondements naturaliste et différentialiste à l'origine de la domination masculine, ce féminisme essentialiste emprunte ses codes et se contente d'inverser les rôles. Pas question d'égalité ni de déconstruire le mythe social associé à la différence des sexes. Il suffit de remplacer le "sexe fort" par le "sexe faible", le patriarcat par le "matriarcat", et le tour est joué. Le grand public applaudit. Toute féministe un tant soit peu universaliste, égalitaire ou juste sensée, aurait plutôt envie de pleurer. Elles ont d'autant plus de mal à digérer l'OPA d'Antoinette Fouque sur le MLF qu'il ne s'agit pas d'une première tentative. En 1979, alors que cette grande prêtresse de la féminitude a jadis refusé de se dire féministe - un affreux concept "égalisateur" -, la voilà qui dépose le sigle "MLF-Mouvement de libération des femmes" à l'INPI, l'Institut national de la propriété industrielle, pour pouvoir l'exploiter sur un mode commercial ! Depuis, ses admiratrices sont la risée des cercles féministes. Mais la mémoire ne vaut que si elle se transmet. Or, dans ce domaine, Antoinette Fouque dispose de moyens financiers non négligeables. Grâce à cette aptitude commerciale, sa maison d'édition a permis d'éditer des centaines d'auteures qui ont contribué à l'histoire des idées, parfois dans un sens féministe. Cela ne fait en rien d'Antoinette Fouque la fondatrice du MLF.
Que penserions-nous si une poignée d'amis décidaient de se proclamer "fondateurs" de Mai-68 parce qu'ils avaient rêvé de barricades deux ans plus tôt ? Une telle imposture ne passerait jamais. Tandis que le refus de cette OPA grotesque soulève quelques commentaires amusés, visant à réduire ce débat à une "querelle de filles". Un peu comme si le débat entre droit à la différence et droit à l'indifférence au sein de l'antiracisme était une querelle de "Blacks" ou de "Rebeux" ! Un tel mépris en dit long sur le chemin qu'il reste à parcourir. Le féminisme n'est pas une histoire de "filles", mais l'histoire d'un humanisme révolutionnaire qui a bouleversé le monde, comme peu d'idéaux peuvent se vanter de l'avoir fait. Cela mérite que l'on prenne au sérieux son histoire.
Caroline Fourest est essayiste et rédactrice en chef de la revue ProChoix.
• et même dans le Figaro, le 10/10/08.
a un petit côté sectaire»
INTERVIEW - L'historienne Michelle Perrot, spécialiste de l'histoire des femmes, critique l'appropriation du Mouvement de libération des femmes (MLF) par Antoinette Fouque, qui fête les 40 ans du mouvement ce mois-ci. Elle lui reconnaît un grand rôle, mais rappelle que le MLF est né de la confluence de plusieurs mouvements de femmes.
La féministe Antoinette Fouque fête actuellement les 40 ans du MLF, et se présente comme co-fondatrice du MLF. Qu'en est-il des débuts de ce mouvement?
Le moment fondateur du MLF est, par convention, la manifestation sous l'Arc de triomphe, le 9 août 1970, où douze femmes déposent, de manière ironique, une gerbe à la femme du soldat inconnu. Ce n'est donc pas le 1er octobre 1968, comme l'explique Antoinette Fouque. Elle a effectivement créé un groupe féministe en 1968, de même que d'autres groupes se sont formés, comme «Féminin Masculin Avenir» créé par Anne Zelensky en 1967. Mais c'est l'année 1970 qui est considérée comme le début du mouvement : c'est une année riche en mobilisations féministes, avec une prise de conscience plus large des revendications. Antoinette Fouque n'est donc pas à elle seule à l'origine du MLF. Le mouvement ne désigne pas, d'ailleurs, une organisation précise, mais un très grand nombre de mouvements, de réunions, de manifestations. Le MLF n'est pas figé, il est extrêmement fluctuant, c'est une de ces caractéristiques principales. C'était là un aspect très stimulant et très vivant. Certaines femmes étaient présentes à toutes les réunions, d'autres allaient et venaient au gré de leur interêt.
Pourquoi, selon vous, Antoinette Fouque s'affirme comme étant à l'origine du MLF?
Elle a profité du fait que le mouvement des femmes n'a jamais su bien se structurer, s'organiser. D'ailleurs, en 1979, elle a déposé le sigle MLF en tant qu'association, sans demander leur avis aux autres militantes. Elle ne voulait pas que le mouvement soit oublié. Mais certaines lui en ont alors beaucoup voulu : le côté institutionnel ne correspondait pas à l'esprit du MLF. Surtout, cette action a été vécue comme une appropriation du mouvement par un seul groupe.
Je reconnaît cependant à Antoinette Fouque une formidable personnalité, un grand engagement en faveur des femmes, des actions très intéressantes comme la création d'une Edition des Femmes. Mais son attitude s'apparente un peu à une personnalisation abusive du MLF. On risque alors d'oublier le rôle de toutes les autres militantes. En ce sens, elle a un petit côté sectaire.
Il se trouve qu'elle bénéficie d'une reconnaissance nationale et internationale. Le féminisme français risque alors d'être perçu à l'étranger comme étant uniquement celui d'Antoinette Fouque. Or elle n'incarne qu'une partie de la pensée féministe française, qui est beaucoup plus vaste.
Quelle est justement sa conception du féminisme ?
Elle ne se définissait pas comme féministe. Pour elle, c'était un concept à dépasser. Elle s'opposait à Simone de Beauvoir, qu'elle accusait de vouloir copier le modèle des hommes. Elle voulait créer quelque chose de radicalement différent, en s'appuyant sur la psychanalyse. Elle avait fondé d'ailleurs un groupe, qui s'appelait « Psy et po » (psychanalyse et politique). Son féminisme, dit «essentialiste», ou «différencialiste», insiste sur une «essence», une spécificité des femmes. Pour elle, il existe des valeurs intrinsèquement féminines, qui se fondent sur le fait de pouvoir donner la vie. Une capacité de création qu'elle étend par exemple à la création intellectuelle, à l'écriture féminine.
Beaucoup de femmes s'opposaient à cette conception. Les «féministes universalistes» ne voulaient pas que les femmes soient assignées à des différences, qu'elles soient vues en tant que mère uniquement. Pour ces femmes, les différences masculin /féminin sont surtout construites par la société. Ces pensées opposées se sont cependant un peu atténuées depuis.
• Entendu sur France-Culture le 16 octobre
et retrouvé dans le blog de Caroline Fourest.
Pour entendre, cliquez ici : link
• En marge du 6 octobre 1979
Michèle Dublog
Le mouvement féministe d’après 68 en France est une histoire atypique et houleuse qui a laissé des traces… Pour moi, encore aujourd’hui, écrire en majuscules
“MLF“ est une épreuve, une émotion et une interrogation.
Pour comprendre, il faut revenir à la journée du 6 octobre 1979. Une Marche des Femmes est prévue pour que la loi Veil de 75, légalisant provisoirement
l’avortement, soit confirmée lors de sa révision, prévue à la session parlementaire de l’automne 79.
Boulevard Raspail (?), à l’heure dite, la foule des femmes est impressionnante et quand la manifestation a démarré nous sommes 40 à 50.000. Nous n’avions jamais
vu ça. Je savais que des collègues à moi, institutrices en Seine-Saint-Denis, avaient prévu de venir… Mais là, ces milliers de femmes de tous horizons, c’était le bonheur d’un
aboutissement : “toutes les femmes“, sans drapeaux ni signes distinctifs. Elles sont dans la rue pour leur Liberté.
Mais voilà que des galopades bizarres se font sur les côtés. Un petit groupe habillé en vert et blanc. Certaines portent d’immenses lettres (une par une) M, L, F,
vertes aussi, d’autres distribuent des tracts, elles tentent de prendre la tête de la manifestation sans y parvenir, ouf ! C’est Psyképo pour les initiées ; le groupe psychanalyse et
politique, librairie des femmes, éditions des femmes, Antoinette et ses groupies, on a l’habitude… Si ce n’est que…
...Quelques jours plus tard nous apprenons que “Mouvement de Libération des Femmes – MLF“ a été déposé comme marque
commerciale à l’Institut National de la Propriété Industrielle.
Les tentatives d’Antoinette Fouque pour s’approprier le mouvement des "femmes" et du même coup de "les" déposséder de ce qu'"elles" viennent de conquérir ont
commencé bien avant l’automne 1979 et continuent encore aujourd’hui. La dernière offensive était en octobre dernier. Pour en connaître les détails, les méthodes et les déjouer, vous pouvez lire
les articles parus dans la presse nationale du mois d’octobre 2008.
Michèle Dublog
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Sur d'autres sujets
Dans la presse 2008/2009
Dans Libération
31 DÉC.08 et 1er JANV.09
Bonne nouvelle !
Geneviève Fraisse
Bonne nouvelle : la présence, la visiblilité des femmes en politique se banalise ; bonne nouvelle, après le Chili et
l’Argentine, les Etats-Unis sont capables d’accepter Hilary Clinton comme candidate à la fonction suprême. Bonne nouvelle, les chefs de partis politiques peuvent être des femmes, des cheffes,
et même entrer en concurrence, Ségolène Royal face à Martine Aubry ; concurrence politique s’entend. Bonne nouvelle : les sexes et les couleurs, par un phénomène de contiguité, occupent en
France, des places de ministre, et non des moindres, la justice par exemple. Bonnes nouvelles car c’est le multiple, la multiplication qui fait le changement historique. Quel
soulagement, pour les femmes, de cesser d’être les hirondelles d’un printemps démocratique. C’est la victoire du « signe égal » : une femme égale un homme. Le rêve, en un mot : en finir avec
l’exception. Que l’exception soit la règle et nous passerons à autre chose. Je dis « le rêve », car il ne faut pas s’y méprendre : la crise du capitalisme a fait disparaître les femmes des
débats audiovisuels. Il n’existe pas de femmes économistes ?
Mais bonne nouvelle surtout car le nombre nous décharge de l’image, d’une identité féminine supposée, d’une qualité intrinsèque ou extrinsèque, bref de la définition d’une individue dont le
sexe serait « remarquable ». Voilà un effet positif du nombre de femmes en politique : pouvoir se délester du poids des images, de ces images qui encombrent les débats. Use-t-elle du féminin
pour conquérir ? Mélange-t-elle le masculin et le féminin pour séduire ? Est ce un homme, une femme, une bécasse, une tueuse ? Sarah Palin fut un merveilleux exemple du pot-pourri des images.
L’identité sexuée pourrait bien être une question politiquement frustrante, et même philosophiquement énervante.
Politique autrement me dira-t-on alors : si les images sexuées sont la marque d’un infini jeu de codes, la politique se nourrit des positions historiques, celles d’être marquées par une
minorité, une exclusion, une discrimination. Sous les images, les êtres sexués ont une histoire qui les distinguent. C’est vrai, mais nous savons déjà que le sexe d’Hilary Clinton ne sera pas
déterminant dans sa gestion des « affaires étrangères ». Et nous n’avons pas oublié que, dès 2006, elle freinait son engagement pour l’avortement lorsqu’elle se porta candidate..
Alors les sexes ont une histoire et pourtant ne font pas l’histoire ? Si, les sexes font l’histoire. Une artiste américaine, Coco Fusco, pense les sexes et la guerre, au regard du scandale
d’Abou Ghraïb (Petit manuel de torture à l’usage des femmes-soldats, Les prairies ordinaires). Face à la contradiction entre la présence égalitaire des femmes dans l’armée, et leur statut
historique d’opprimées, elle nous montre comment la stratégie militaire se renouvelle par l’émancipation même des femmes.
Vous avez dit ruse de l’histoire ?
Dans Libération
CULTURE 26 DÉC 08.
«Le Deuxième sexe», une machine de guerre intellectuelle
Belinda Cannone écrivaine
Il y a deux façons de faire progresser le savoir. L’une est cumulative : elle agit par enrichissements des données qui permettent de nouvelles synthèses. L’autre procède par changements de paradigme - par bonds intellectuels. Affirmer «On ne naît pas femme, on le devient» relève de ce deuxième mode. Une fois le paradigme déplacé, quelque chose est définitivement modifié dans la pensée. Mais il faut ensuite que ce nouveau savoir se transmette aux comportements et aux mœurs.
Pour le féminisme, ce travail pratique aura été entamé par les générations des années 60 et 70. Il n’est pas terminé mais intellectuellement, le cadre qui permettait de repenser le féminin a été posé par Simone de Beauvoir en 1949.
Trois mouvements intellectuels ont permis ce déplacement :
- Premier mouvement. D’abord, un renversement du biologique et du social : s’appuyant sur la pensée existentialiste qui posait la priorité de l’existence sur l’essence, Simone de Beauvoir affirme que le «devenir femme» (la culture) l’emporte sur le «naître femme» (la nature). Aux très anciens arguments limitant la femme à sa seule identité physiologique, laquelle lui tenait lieu de destin (Tota mulier in utero, affirmait Hippocrate, [toute la femme est dans l’utérus, ndlr]), elle oppose l’idée d’une construction historique. Car devenir femme n’est pas seulement le résultat d’un développement individuel, c’est aussi celui de l’inscription dans le mouvement de l’histoire. Et dès lors qu’on concevait les femmes comme des êtres historiques, on pouvait rêver que dans l’avenir, avec un peu d’effort, l’inégalité serait enfin corrigée.
- Deuxième mouvement. Le couple homme-femme est pensé comme l’opposition du Même et de l’Autre. Se demandant «Qu’est-ce qu’une femme ?», Simone de Beauvoir souligne que l’énoncé même de la question apporte une réponse : il ne serait venu à l’idée d’aucun homme de la poser pour les hommes, car «il est entendu que le fait d’être un homme n’est pas une singularité.» L’homme est la verticale par rapport à laquelle se définit l’oblique, la femme, l’Autre. Ainsi celui-là est-il Sujet quand celle-ci n’est qu’objet.
- Troisième mouvement, qui permet d’assumer le changement de paradigme : il faut mesurer le progrès à accomplir non pas à l’aune du bonheur, notion trop vague, mais à celle de la liberté. «Chaque sujet exprime sa liberté et son humanité en se projetant dans des réalisations toujours renouvelées qui témoignent de son expansion vers un avenir indéfiniment ouvert.» Simone de Beauvoir insiste sur cette idée capitale que vivre, se réaliser, accomplir sa liberté, c’est avant tout faire. Mais comment serait-ce possible pour les femmes dans un monde qui les pose comme Autres ?
Si la réception immédiate du Deuxième sexe fut houleuse, c’est que le livre, convoquant tous les champs du savoir, était une véritable machine de guerre, machine à défaire le discours construit par des siècles de domination masculine. Et ce qui rend ce propos remarquable, c’est qu’à aucun moment on n’y sent trace d’amertume, de récrimination vengeresse, on n’y discerne jamais ce ton plaintif qu’on entend trop souvent dans pareils cas.
Machine de guerre intellectuelle ne signifie pas qu’il y aurait guerre des sexes. Peut-être parce que Simone de Beauvoir, par chance extrême (1), n’a pas fait l’expérience de l’empêchement de penser ou de vivre encore fréquent dans cette première moitié du siècle. Elle écrit à Nelson Algren (2) : «Jamais je n’ai souffert d’être une femme». Simplement, un jour, Sartre lui a demandé ce que c’était pour elle d’être femme, et de sa réflexion, mais non pas d’une tentation de revanche, est né ce livre dans lequel elle réclame pour toutes les femmes cet accès à l’universel qui est celui de l’homme et déjà, aussi, le sien.
Qui peut si élégamment bondir peut aussi, hélas, patauger dans le marigot. Cette pensée si vive et si hardie dans la prospective fut moins libre, et pour tout dire pleine d’une condamnable naïveté lorsqu’elle s’est appliquée à lire les événements qui survenaient dans le monde autour d’elle. L’URSS, la Chine, Cuba, autant de pays visités, autant de graves erreurs d’appréciation. Etrange fonctionnement de l’intelligence. Qu’est-ce qui, dans les modes de raisonnement de Simone de Beauvoir, permit à la fois l’audace de sa pensée sur les femmes et ce manque patent de lucidité? Peut-être le péché d’abstraction. On en voit un exemple lorsque Olga [Olga Kosakiewitcz, amie du couple Beauvoir-Sartre] lui demande, au début des années 30, ce que «ça signifiait d’être juif» : «Rien ! Les Juifs ça n’existe pas, il n’y a que des hommes.» Oui, des hommes, mais aussi de l’histoire qui enserre les hommes et écrit même en partie leur avenir. On a l’impression que malgré un sincère désir de justice et d’émancipation des peuples, Simone de Beauvoir n’a guère compris la politique. Si elle connaissait assez la réalité de la condition féminine pour imaginer comment la transformer, plus étrangers lui étaient les peuples opprimés et flous les remèdes à apporter à leurs situations.
Nous reste cependant, comme un talisman, cette formidable façon d’avoir (ré)inventé la liberté des femmes, et l’enthousiasme intellectuel, moral, nous saisit encore à la lecture de la conclusion du Deuxième sexe, si prometteuse lorsqu’elle prédit que de l’émancipation des femmes naîtront, entre les deux sexes, non pas l’indifférence mais «des relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée», et, ultime mot du texte, qui n’est pas sa moindre audace, la «fraternité». La langue française, lorsqu’elle veut évoquer l’universel, c’est-à-dire le neutre, use du masculin. Faut-il s’en offusquer ? J’aime que Simone de Beauvoir ait choisi de terminer son essai par ce mot comme un sourire, qui vaut malice et réconciliation.
(1) Voir Geneviève Fraisse, le Privilège de Simone de Beauvoir, Actes Sud, 2008 ; et Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, 2008.
(2) Nelson Algren, écrivain américain. Voir Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, un amour transatlantique 1947-1964, présenté par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard/
Folio.
Dans Libération
CULTURE 13 NOV. 6H51
Le puzzle Lee Miller
Photo. Au Jeu de Paume, une rétrospective des travaux surréalistes de l’artiste américaine qui fut l’élève et le modèle de Man Ray.
Geneviève Fraisse
AUTOPORTRAIT, 1932. © Lee Miller Archives, England 2008. (Lee Miller Archives, England 2008.)
Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008. Jusqu’au 4 janvier. Rens. : 01 47 03 12 50.
On nous dit que Lee Miller, dont l’œuvre photographique est exposée au Jeu de Paume, choisit toutes les postures ; elle est modèle et artiste, mannequin et photographe, assistante de Man Ray et icône du surréalisme, image de papier glacé et correspondante de guerre à l’ouverture des camps de concentration, dans la revue américaine Vogue notamment. On parle des vies - pluriel obligé - de Lee Miller… Au même moment, un acteur, cinéaste, artiste, etc., Denis Hopper, est exposé à la Cinémathèque française. On dit de lui, je l’entends à la radio, qu’étant devant et derrière la caméra, il est un «artiste complet».
Destin. Ainsi la pluralité des postures pour la femme artiste d’un côté, la complétude de l’homme créateur de l’autre ; le pluriel pour elle, l’unité pour lui. Pourquoi en être surpris ? Je note qu’aujourd’hui encore le mot de muse persiste souvent pour qualifier Lee Miller. Envers celle qui choisit toujours l’aventure avant l’amour, la singularité de l’expérience avant la relation créatrice, et dont on peut voir les photos d’Egypte, de Roumanie ou de l’Allemagne vaincue, le mot est déplacé - ou ironique ? L’histoire est pourtant simple : lorsque la femme sortit de son immémoriel destin de muse, inspiratrice du génie créateur masculin, le désordre s’installa : on pouvait être muse et génie à la fois, ou tour à tour ; vertige de l’artiste femme qui s’émancipe de la tradition… Lee Miller aurait eu la connaissance diffuse de la querelle des poètes qui, à la fin de la Révolution française, se traduisait par un péremptoire : «Inspirez, mais n’écrivez pas !» Elle aurait répondu, comme à l’époque Constance de Salm, qu’elle était pour le partage des jouissances. Anaïs Nin résumera ainsi les choses : à être regardée, on peut avoir envie de regarder à son tour.
Subversion. Lee Miller pose nue pour son père, puis pour Man Ray, entre autres. Ensuite, elle n’a jamais pensé se suffire de ce rôle d’inspiratrice éblouissante, de muse consentante ; elle choisit d’être l’élève, l’assistante, de Man Ray ; et alors ? Elle ne reste pas une seconde dans l’ombre, elle est immédiatement photographe ; et brillamment, de Paris à New York… Mais encore ? Cette femme est un puzzle, c’est écrit à l’entrée de l’exposition. On parle toujours d’un puzzle pour l’éparpillement de ses morceaux, non pour le dessin d’ensemble.
Et si elle avait eu des raisons de laisser en pièces son histoire de créatrice ? De se contenter d’explorer les possibilités, entre tradition et subversion ? Cette photo de profil - ce qu’elle préfère, son profil, dit le fils - où elle est le modèle et le photographe, où elle fait ainsi la couverture d’un magazine, cet autoportrait m’impressionne, et pas seulement pour son incroyable beauté.
Sublimation. L’autoportrait du peintre de jadis correspondait à un moment de retour sur soi ; on gagnait sa vie en peignant les autres, les puissants, et l’on se réfléchissait comme peintre, dans la discrétion de l’atelier ; ici, l’autoportrait est source de financement, il permet de gagner de l’argent. C’est là que Lee Miller est une image importante : elle devient à la fois le sujet et l’objet, l’artiste et le tableau, la photographe et la photographie. Elle se paie ainsi ; elle vit avec ça. Au même moment, certaines femmes font de l’autoportrait une recherche essentielle - je pense à Claude Cahun qui ne cesse de travailler son visage. Se représenter, c’est s’approprier la création artistique, jusqu’ici réservée aux hommes. Pour Lee Miller, c’est une expérience parmi d’autres. Car Lee Miller ne s’attarde pas sur cette double ou triple position : modèle, artiste, artiste qui se prend pour modèle pour mieux se vendre. Elle est déjà ailleurs, c’est-à-dire aux extrêmes de l’histoire du XXe siècle : photographier l’éclat de la mode, photographier les ruines de guerre. Du plus futile au plus grave.
Pourquoi nous dit-on qu’elle fut violée à l’âge de 7 ans par le fils d’une famille amie? Une souffrance d’enfance comme cause de la sublimation artistique ? Un traumatisme sexuel comme échappée hors de l’histoire classique des femmes ? Aurait-on ce souci historiographique pour le parcours d’un créateur masculin ? Non, sans doute. Reste la photographe, celle du Portrait de l’espace, trou dans une toile tissée, ouvrant sur un large paysage nu, avec un cadre de miroir joint à cette déchirure : Lee Miller nous offre des cadrages, des lignes de lumière, des ombres géométriques, bref tout ce qui permet un regard sur les lignes signifiantes du monde
Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, 75008. Jusqu’au 4 janvier. Rens. : 01 47 03 12 50.
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