Frequently Asked Questions / la Foire Aux Questions
sur le Mouvement de Libération des Femmes
tel que je l'ai connu
(avec quelques réponses, et parfois, commentaires)1
Jacqueline, Paris, janvier 2010
Q. : Qu'est-ce que le féminisme ?
R. : PETIT ROBERT 1979 : Doctrine qui préconise l'extension des droits, du rôle de la femme dans la
société. Le féminisme politique des suffragettes
SUFFRAGETTE : Anglaise militante qui réclamait le droit de voter; "Catherine ne réclamait pas le droit
de vote pour les femmes, comme les suffragettes anglaises" (Aragon)
MILITANT : Qui combat, qui lutte…."Ces militants qui sont l'avant-garde de la classe ouvrière"
(Aragon)
Les "exemples" proposés dans un dictionnaire ont des effets : c'est comme si des "situations
exemplaires", c'est-à-dire qu'on encourage à suivre, étaient présentées.
Il est intéressant de rencontrer Aragon à la fois dans l'entrée "suffragette" et dans celle
"militant". Dans le premier cas, on donne en exemple une femme qui s'abstient de militer, ce serait un
modèle valorisant une femme qui plait aux hommes (en l’occurrence, Aragon). Par contre, le
deuxième exemple proposé est bien un exemple positif - il s'agit d'une "avant-garde" - pour le militant
communiste qu'est Aragon. Ne pourrait-on pourtant pas dire que les "féministes" représentent, par la
conscience qu'elles ont de la situation, l'"avant-garde" des femmes ? A cela près que les féministes du
mlf n'appréciaient guère l'élitisme.
Q. : Qu'est-ce qu'a été le "mouvement de libération des femmes"?
R. : Ce fut un mouvement extrême, actif, joyeux, novateur, des années soixante-dix. Entre autres
choses, il a introduit dans la langue courante les mots "machisme", "phallocratisme", "sexisme",
"patriarcat", pour rendre compte d'une réalité bien présente mais jusqu'alors innommée. Il a lutté pour
le droit des femmes à disposer elles-mêmes de leur corps, donc, pour le droit à la contraception et à
l'avortement (obtenu en 1975), ainsi que pour l'égalité des droits civils, et surtout, pour que toute
femme puisse choisir sa vie et ne pas être seulement définie à travers le regard des hommes, en tant
que moche ou belle, désirable ou pas, épouse, mère, ou putain.
Nous nous sommes retrouvées avec beaucoup de bonheur : nous étions jusque-là quelquesunes
à nous sentir bien seules, quand nous disions qu'il y avait quelque chose qui ne collait pas dans
la façon dont la société traitait les femmes. Tout à coup, nous découvrions que nous n’étions pas des
êtres bizarres, mal dans leur peau comme on voulait nous le faire croire, mais très nombreuses. De
plus, d’un seul coup, un phénomène de diffusion sociale s'opéra, et de très nombreuses femmes vinrent
nous rejoindre, prenant conscience à leur tour de l'anomalie de la situation. (cf plus loin "les lunettes"
du féminisme)
Q. : Pourquoi un "mouvement", et non pas un parti, ou une association ?
R. : Parce que nous nous situions dans la mouvance libertaire du mouvement de mai 68. Elle se
méfiait des partis politiques, qui finissent toujours par se scléroser. Habituées à être des militantes de
base, nous refusions la hiérarchie. L'important était de s'exprimer, quelle qu'on soit. On appelait cela la
"spontanéité", on était encouragé/e à être "spontex". C’était la condition première d'arriver à une
re/connaissance de soi-même, en nous libérant des carcans de l'autoritarisme et des conformismes
divers où nous avions été élevées.
On retrouve cette même méfiance dans les mouvements sociaux de ces dernières années qui,
plutôt que de s'en remettre aux syndicats et aux partis politiques, créent des "coordinations", et
fonctionnent selon les décisions des Assemblées Générales, en imaginant des modes nouveaux de
démocratie.
Q. : Pourquoi "de libération"?
R. : La terminologie prenait modèle sur les mouvements de libération du Tiers-monde, avec les
guerres d'indépendance et de décolonisation qui venaient d'avoir cours ou qui avaient encore cours :
guerres d'Indochine, menées par la France puis par les USA ; guerre d'Algérie, menée par la France ;
révolution cubaine, avec Castro et Che Guevara.
Le modèle de combat était donc celui de la guérilla. Alors que la guerre oppose deux pays
bien distincts géographiquement, la guérilla est un entremêlement d'oppositions et de combats dans un
même lieu. Ce qui est bien le cas des femmes qui vivent dans un société mixte, mais dominée par les
hommes.2
En outre, dans les deux cas, colonisés et femmes, il s'agit de se "libérer" psychologiquement
de l'emprise des modèles dominants qui déforment les esprits des dominés. A ce sujet, les marxistes
parlaient d'"aliénation". Nous entendions sans cesse : "Une "vraie" femme ne doit pas faire ceci, ou
cela, elle doit se comporter de telle ou telle manière…". De fait, son devoir principal était de se
conformer à l'attente des hommes. Ceci n'a pas fondamentalement changé.
Q. : Comment était-il organisé ?
R. : On ne voulait pas d'organisation centralisée. L'incroyable de ce mouvement est qu'il ait réussi à
fonctionner sans organisation. Chaque groupe se définissait comme il le voulait, il y avait des réunions
chez l'une ou chez l'autre. Certains groupes, certaines femmes, sont devenus plus visibles, plus
médiatiques que d'autres, plus discrets. C'est ainsi que très peu de gens savent aujourd'hui qu'il a existé
un "groupe de femmes mariées", qui s'était chargé, aux journées de la Mutualité de mai 1972, des
thèmes de l'accouchement et du travail ménager, et qui avait vu venir à lui, à ce moment, beaucoup de
femmes.
Les divers groupes qui existent actuellement ne font que continuer cette tradition, celle d'un
féminisme éclaté et divers. Malheureusement, un de ces groupes prétend confisquer à son profit le
potentiel de célébrité de ce mouvement.
Q. : Pourquoi dites-vous "mouvement de libération des femmes" , et pas MLF?
R. : Le sigle MLF était un raccourci de "mouvement de libération des femmes". Il entendait
représenter toutes les femmes qui bougent, et non s'enfermer dans une seule définition, un parti, une
association juridiquement définie. Or, il a été "confisqué", juridiquement, par un groupe3.
Le nom exact n'est pas non plus, comme on l'entend parfois, "mouvement de libération de la
femme", parce qu'il nous semblait important qu'on cesse de parler de nous à travers cette abstraction
mythifiante. Il concernait toutes les femmes, chacune d'entre elles menant sa propre libération comme
elle l'entend.
Personnellement, quand je veux faire court, j'écris mlf, en petites minuscules, pour éviter le
sigle confisqué, et rappeler l'importance de chaque femme, et non d'un collectif réifié.
Q. : Les femmes du mouvement de libération des femmes n'étaient-elles pas toutes lesbiennes ?
R. : Ce mouvement, qui concernait les femmes, est allé de pair avec le mouvement de libération des
homosexuels, qui l’a suivi de très près. Il s'agissait dans les deux cas d'une remise en cause des
stéréotypes sexuels.
Le militantisme était alors à plein temps. Celles qui n'avaient pas de charge de famille
pouvaient s'y adonner plus que celles qui en avaient une. Les lesbiennes n'avaient pas le problème de
beaucoup de femmes hétérosexuelles qui avaient à faire à des hommes qui ne comprenaient pas, ou
comprenaient mal, ce qui se passait. C'est la raison pour laquelle nous avions créé le groupe "femmes
mariées", où sont passées beaucoup de femmes, dont certaines par la suite ont osé avouer leur
lesbianisme ; ce groupe était pour elles comme un sas rassurant avant d’aller rejoindre des groupes
plus radicaux.
On définissait alors deux types de lesbiennes : celles qui l'étaient dès l'enfance, (on disait
parfois "génétiques") et les "politiques", celles que la prise de conscience, à travers le mouvement, des
difficultés de relation avec les hommes dans la société actuelle conduisait au lesbianisme (avec parfois
un volontarisme certain).
Il est donc normal que les premières, qui avaient souffert depuis longtemps de n'être pas
"comme les autres", de ne pas correspondre à ce que la société attendait d'elles en tant que femmes,
aient été parmi les moteurs (motrices ?) du mouvement. Avant de se rendre compte qu'elles étaient
majoritaires dans le noyau central, elles avaient tu leur lesbianisme par crainte de desservir la cause
féministe. Ce fut un grand moment de ne plus avoir à se cacher.
Q. : Pourquoi ne se disait-on pas féministe ?
R. : Nous avions hérité de l'image négative des féministes transmise par la société : suffragettes
ridicules, agressives, anti-hommes, brandissant des parapluies. Nous ignorions tout de l'histoire
(pourtant pluricentenaire) du féminisme, et pensions être les premières à mener cette lutte de
libération. C'est pourquoi le numéro de la Revue Partisans que nous avions réussi à obtenir s'intitula :
Libération des femmes, année zéro4. Ce n'est qu'après cette première phase de "spontanéité" que nous
osâmes nous approprier le terme - si mal reçu encore - de "féministe".
Q. : Mais les féministes ne sont-elles pas en effet agressives, anti-hommes ?
R. : Pas nécessairement. Il y a de tout parmi les féministes. Par ailleurs, s'il existe une "guerre des
sexes", il est évident que ce sont les hommes qui l'ont commencée. La réalité "misogynie" existe
beaucoup plus fortement que la "misandrie", dont le mot même est peu connu.5
Q. : N'y a-t-il pas eu tout de même quelques excès ?
R. : Quand une oppression apparaît "normale", "légitime", il faut beaucoup d'énergie psychique pour
s'en dégager, retrouver les véritables valeurs, risquer de paraître "anormale". On s'est senti longtemps
dominé/e, humilié/e, blessé/e, et lorsque le couvercle finit par se soulever, on réagit très fort. Ceci n'est
pas réservé au seul cas des femmes, mais à celles-ci, on pardonne moins les excès.
Seule la violence de quelques actions spectaculaires peut bousculer le confort d'une violence
psychique et sociales qui n'est pas reconnue comme telle : enlever en public son soutien-gorge, lors
d'un débat sur l'avortement alors interdit, dénonce ce symbole de féminitude encadrée ; écrire un
manifeste tel que "SCUM"6 est moins violent que les actes de violence perpétrés par le machisme.…
Q. : Suffragettes anglaises, féministes américaines, allemandes, scandinaves, y aurait-il lieu de
parler ici, comme dans d'autres domaines, d'une "exception française" ?
R. : En effet. La société française n'aime pas le féminisme. Lors du débat sur Arte qui a suivi le film
sur le MLF, en 2003, la québécoise Denise Bombardier a dit qu'aucune femme québécoise intelligente
ne dirait qu'elle n'est pas féministe. Ce qui est loin d'être le cas en France, où il vaut mieux assortir une
critique pourtant féministe d'un précautionneux : "Je ne suis pas féministe mais..."
Dans le même débat, cette québécoise a exprimé son effarement devant la violence des propos
tenus par de jeunes beurs des banlieues à l'égard des filles (pour ne pas parler ici des actes - viols,
tournantes, meurtres, que chacun connaît). De tels propos sont inimaginables au Québec, a-t-elle dit.
Elle a très justement fait remarquer qu'ils ne pouvaient avoir lieu ici que parce que le même machisme
est à l’oeuvre dans toute la société française, seulement de façon plus discrète ailleurs.7
4 Paris, Maspero, 1970 ; partiellement repris dans : Libération des femmes, Paris, Maspero, 1972, 1974.
Q. : Pourquoi faut-il que les féministes s'agressent, au lieu de s'entendre entre elles ? On a
l'impression qu'elles sont toujours en désaccord les unes avec les autres.
R. : D'abord, il faut remarquer qu'il s'agit d'agression seulement verbale, et au pire, par l'intermédiaire
de procès, mais pas de crimes de sang.
Ensuite, la société est complexe, et on peut diverger sur les moyens de conduire les combats. Il
n'y a rien de très différent d'avec les groupes d'hommes qui, poursuivant pourtant des buts
éventuellement semblables, peuvent s'entretuer.
On remarque plus les dissensions entre femmes parce qu'on n'a pas l'habitude de les voir
participer aux discussions et actions publiques. Elles y participent aussi parfois de façon différente,
avec plus d'émotivité.
Q. Qui a participé au mlf ?
R. : Comme dans tout mouvement de mise en cause de la société8, on trouvait de tout : des
révolutionnaires, des réformistes, des radicales lesbiennes, des lesbiennes non radicales, des
hétérosexuelles, des bi-sexuelles, des théoriciennes, des pragmatiques, des excitées, des sages, des
médiatiques, des inconnues, des célibataires, des femmes seules, des femmes mariées, des mères de
familles, des coquettes, des non-coquettes, des stars, des maquillées, des non-maquillées, des bien
habillées, des qui-s'en-fichent de leur apparence, des douces, des dures, des dites-belles-par-leshommes,
des dites-laides par les mêmes, des névrosées, des psychotiques, des autrement-bienintégrées,
des chômeuses, des riches, des travailleuses, et même des qui-se-prostituent peut-être, des
athées, des chrétiennes, des juives, des musulmanes…Toutes celles qui voulaient vivre leur propre vie
et ne pas être définies par les stéréotypes du féminin, même si elles ne se reconnaissent pas féministes.
Q. : Pourquoi le mouvement de libération des femmes s'est voulu sans hommes ?
R. : Parce que le phénomène de domination était si fort, le féminisme si faible, qu'il suffisait d'un seul
homme pour que les femmes n'arrivent pas à se trouver elles-mêmes. C'est ce que nous avons pu
constater nous-mêmes : le groupe "Féminin, Masculin, Avenir", créé avec Anne Zelensky, s'était
voulu mixte, puisqu'il s'agissait de changer les rapports entre les hommes et les femmes, et qu'il existe
des hommes féministes. Nous avons constaté que la dynamique de femmes entre elles était
considérablement plus forte que dans une réunion mixte, où nous avions du mal à nous dégager des
stéréotypes.
Pour les journées de la Mutualité, en 1972, c'étaient, symboliquement, des hommes qui
s'étaient chargés de la crèche (une invention du mouvement de mai 68, où déjà les étudiants y
participaient volontiers).
Q. : Pourquoi la transmission est-elle si mal faite?
R. : C'est une question très importante. Cela semble un trait spécifique du combat féministe.
Les combats féministes semblent ponctuels. Sans doute parce que l'univers des femmes reste
d'abord celui du privé, de l'affectif, et pas de la politique (participation à la cité). Il y a peu
d'institutionnalisation.
La chose importante et nouvelle est l'existence désormais des Études sur le genre, reconnues
dans la cité universitaire, même si elles continuent à y détenir un statut secondaire. L'"hymne" du mlf
commençait par :
"Nous qui sommes sans passé, les femmes / Nous qui n’avons pas d’histoire."
Maintenant, l'histoire des femmes existe.
On peut aussi avancer une explication d'ordre psychanalytique, basée sur les rapports des filles
à leurs mères, qui commencent tout juste à faire l'objet d'études. Dans le film sur le mlf, on est
frappé/e du manque de générosité et de compréhension à l'égard des femmes présentées de la
cinéaste. D'où le titre que j'avais alors donné à ma réaction : "Vulnérabilité des femmes".9
Q. Pourquoi les féministes apparaissent-elles si souvent ridicules?
R. : Autre question fondamentale. Les terroristes, les violents, n'apparaissent pas ridicules, sauf quand
ils sont vaincus (Saddam Hussein sortant de sa cachette, mais à ce moment, il fait aussi pitié). Ils font
peur.
Quand on s'oppose aux moeurs habituelles, qui ont pour elles la force de l'évidence, si on ne fait
pas peur, on est ridicule. Or, en France, comme chacun sait, "le ridicule tue". C'est une arme très
efficace pour laisser les choses telles qu'elles sont.
Il se peut que ce soit par rapport à cette crainte du ridicule que la cinéaste a pris les devants,
en quelque sorte, en voulant afficher de la légèreté sur ce sujet miné. Il est évident que, sur tout autre
sujet, les écologistes, les musulmans, les juifs, les arabes, ARTE aurait passé un reportage "sérieux",
fait par un/une journaliste qui a étudié sérieusement le dossier.
Q. : Quelle est la spécificité de ce combat ?
R. : L'identité sexuelle touche chacun au plus profond de lui-même. Elle se construit dès la première
socialisation, dans la petite enfance. De fait, on constate que la société est si peu sûre des différences
biologiques des sexes qu'elle en rajoute un sacré paquet pour les distinguer !
Le petit garçon est piégé dans l'obligation de la virilité - c'est-à-dire dans la dureté, dans
l'affirmation de soi-même. La petite fille est piégée dans la gentillesse et la joliesse, c'est-à-dire dans le
"plaire aux autres". C'est merveilleux de se sentir aimée, c'est agréable d'être belle et gentille. Voilà
qui piège les femmes dans leur rôle de seconde dévouée. La création, qui exige une puissante
affirmation de soi, l'oubli des autres et de ce qu'ils peuvent penser de vous, restera donc encore
longtemps l'apanage du premier sexe.
Le combat se livre à deux niveaux : celui de la société, où de grands progrès ont été faits, au
moins pour l' idée d'égalité et les textes de loi, mais cela ne suffit pas. Le combat se livre aussi au
niveau psychologique, voire, psychanalytique, pour chacun, ce qui peut impliquer d'autres difficultés.
Q. : Pourquoi un des groupes s'est-il appelé "La Millénaire" ?
R. :. Parce que la domination des femmes est millénaire, il ne faut donc pas trop s'affoler si les choses
ne bougent pas assez vite à notre gré. Elles ont déjà beaucoup bougé, grâce au "mouvement de
libération des femmes". Mais changer les esprits est plus long que changer les lois.
Q. : Pourquoi tant de femmes ne veulent pas se dire féministes ?
R. : Chacun/e tient à ses illusions de liberté. Une femme s'est construite, elle est à peu près satisfaite
d'elle-même, elle ne se pose pas trop de questions. Elle a suffisamment à faire dans la vie, sa vie est
bien remplie. Comment s'habiller, çà lui est agréable, elle aime le lèche-vitrines ; comment se
maquiller : c'est un plaisir de s'occuper de soi et d'être belle aux yeux des autres et de soi-même, et
donc désirée par les hommes ; le travail, les enfants, il faut gérer tout cela, ne pas en rajouter dans les
difficultés, rester zen, savoir faire la part des choses, être raisonnable, quoi. A la télé, on nous montre
beaucoup d'horreurs, la misère, les guerres, les attentats, les catastrophes naturelles. Face à cela, les
souffrances des femmes, dissimulées sous leur célébration, paraissent bine minimes.
On n'aime pas voir bousculer la construction de soi-même et de sa vie : voilà ces féministes qui
vous disent : " Vous êtes opprimée. - Non, mais, çà va pas ? Je ne suis pas une victime, moi, je sais me
défendre, je ne me sens pas, mais alors, pas du tout, opprimée. Vous êtes ridicule. C'est vous qui
n'allez pas très bien, allez vous faire soigner. "
L'oppression des femmes n'est pas un phénomène simple, immédiatement repérable. Les
situations sont complexes, les personnalités aussi. Il faut chausser des lunettes.
Q.: Que veut-on dire quand on parle de lunettes féministes ?
R. : La situation est rarement binaire, avec un méchant machiste et une pauvre femme opprimée. Mais
dans la complexité de toute réalité concrète, les lunettes font apparaître une logique sous-jacente.
Ainsi :
-Dans le couple, l'homme est supposé être plus âgé que la femme, plus fort physiquement, avec
une réussite sociale plus grande, autant de critères de domination "naturelle", "évidente".
- Il continue à être d'usage que la femme porte le nom de son mari. Un symbole sous-estimé par
la plupart, mais très illustratif.
- Si c'est la femme qui domine dans le couple, on pointera l'inhabituel, l'anormalité de la
situation par des plaisanteries : "c'est la femme qui porte le pantalon", ou encore, c'est l'homme,
bonhomme, qui nommera sa femme "son gouvernement". Dans le langage psychanalytique, on le
plaindra d'être castré (tandis que, dans une certaine psychanalyse orthodoxe, la castration des femmes
est un fait de nature ! )
- Avec la libéralisation marchande de la pornographie, les fantasmes érotiques des hommes nous
assaillent dans les kiosques à journaux.
Tout ceci n'est pas sans effet sur l'identité sexuelle de l'un et l'autre sexe. La visibilité du
phénomène s'introduit à travers les statistiques, comme une tendance profonde : statistiques du
pouvoir, de la création reconnue, de la violence. Les femmes ne sont que 10% au parlement. Elles
gagnent 20 % de moins que les hommes. Elles sont plus pauvres, plus souvent chômeuses que les
hommes. Elles sont souvent battues. Elles vivent plus souvent seules. La prostitution - qu'on dit être le
plus vieux métier du monde, comme si cela encourageait à l'accepter, en tant que phénomène "naturel"? - concerne principalement les femmes, et profitent principalement aux hommes.
Q. : Qu'est-ce que c'était que les "groupes de prise de conscience" ?
R. : Comme la situation reste cachée dans la société, en se réunissant entre nous, entre femmes, on
s'apercevait que nos expériences personnelles, chacune d'entre elles paraissant minuscule, personnelle,
sans sens, prenaient un sens lors de cet échange de groupe, participant de la logique de domination
d'un sexe sur l'autre.
Il était nécessaire, pour faire ce travail de prise de conscience, d'être seulement entre femmes.
Mais les hommes féministes qui nous soutenaient, ont aussi crée des groupes de conscience entre
hommes.
Les révolutions ont toujours cherché à construire un "homme nouveau". Mais c'est seulement
alors que le travail sur soi-même est devenu une composante essentielle du changement
révolutionnaire.
Q. : Quel est le nouveau défi du féminisme aujourd'hui ?
R. : La mondialisation à l'oeuvre, qui met en contact des cultures aux héritages bien différents, montre
que la place faite aux femmes par toute culture constitue un élément essentiel de l'appréciation morale
de cette culture.
Les lunettes du féminisme nous révèlent, on l'a vu, une logique étonnamment simple, mais on
ne peut s'en tenir là : c'est comme, en mathématiques, une première approximation. Elle est nécessaire,
mais s'y tenir relève de la langue de bois. Car la situation sociale se vit à travers des situations
particulières, personnelles. Or, au plan personnel, la situation est rarement binaire. Elle est la seule des
situations d'oppression où l'on n'a pas affaire à deux camps bien distincts : riches et pauvres ; patrons
et ouvriers ; blancs et noirs…
Entre l'homme et la femme, c'est plus compliqué. L'homme commence par être soumis à sa
mère. Il désire, il aime aussi les femmes. Tout cela peut parfois arranger les choses, mais aussi les
compliquer.
Le défi du féminisme, aujourd'hui, c'est que chacun/e arrive à combiner les différents niveaux
du combat : perception de la situation globale, et vie quotidienne avec les pères, frères, fils, amis, et
surtout amants, dont on attend qu'ils apprennent à se débarrasser du machisme qui leur est inculqué, et
qui est responsable de tant de dégâts.
Le féminisme a fait admettre au plan officiel, légal, l'égalité théorique des deux sexes. La
libération de la sexualité a été apportée par mai 68. La nouvelle étape concerne les fondements mêmes
du psychisme sexué.
Jacqueline, Paris, janvier 2010
1 Une première version de ce texte a été écrite en réaction au reportage de Sophie Jeanneau sur le MLF, passésur Arte en 2003, illustration flagrante de la méconnaissance de ce qu'a été le mlf. Je l'avais alors intitulé:"Vulnérabilité des femmes ou Les malheurs de Sophie". Il y sera fait allusion plusieurs fois en cours de route.
2 L'écrivaine Monique Wittig a publié en 1969 un livre intitulé Les guérillères.
3 Le seul riche qui a pu ainsi se permettre procès et pubs.
4 Paris, Maspero, 1970 ; partiellement repris dans : Libération des femmes, Paris, Maspero, 1972, 1974.
5 Cf l'incroyable vocabulaire de la misogynie qui ressort de l'étude du Petit Larousse, citée plus haut.
6 Valérie Solanas : Society for Cutting Up Men, 1968.
7 La situation française a aussi sa dose de paradoxe. Si Molière s'est moqué des "femmes savantes", au siècle suivant, des femmes françaises ont tenu salon, dans des rôles distincts de ceux des hommes, mais tout de même bien reconnus. Si le droit de vote pour les femmes n'est arrivé en France qu'en 1944, avec la Libération, les
France sont bien plus développées que dans d'autres pays. Simone de Beauvoir qui, à l'époque, ne voulait pas se
dire "féministe", a écrit un livre fondamental Le deuxième sexe, en 1949…
8 et comme c’était le cas à la Samaritaine, pub connue…
9 La journaliste reproche à un moment à une femme du mlf de ne pas avoir soigné la "communication".
Un comble ! C'est elle qui fait très mal son boulot.
Merci à Jacqueline de nous avoir envoyé ce travail. Re-Belles
commentaire
Bon, dîtes-donc, il devient d'une richesse, ce blog! C'est un mouvement en soi, une relance, une renaissance, ou quoi? Faut le dire, si c'est ça.
Donnatella
commentaire
Bravo Jacqueline pour ce point de vue sur le mlf.
Marielle Burkhalter
commentaire
Bravo pour ces explications claires et justes. En effet, il y avait déja des féministes, avant-guerre (mamère par exemple) mais on ne les nommait pas ainsi et j'ai failli passer à côté du "mouvement" car tout ce que demandaient les féministes me paraissaient évident depuis toujours. Tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir une mère d'avant-garde! Je continue d'être de tout coeur avec vous toutes.
Juliette