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Re-Belles. 40 ans du mouvement de libération des femmes , MLF Appellation d'Origine Incontrôlée. Objectif : FÉMINISTES TANT QU'IL FAUDRA !

DIALLO - DSK / OPINIONS DANS LA PRESSE

Nous avons essayé de rassembler le plus d'articles d'opinions possible mais malheureusement sans pouvoir être exhaustives… ils sont classés chronologiquement.

 

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L'affaire DSK

Politiques Le 18 mai 2011 à 0h00

Et pourtant, je n’avais pas envie d’en parler

Par Annie Sugier Présidente de la Ligue du droit international des femmes

 

Dans les années 70, aux plus beaux jours de la deuxième vague féministe, une jeune femme d’origine vietnamienne, Louison, militante du MLF, confie à ses amies qu’elle a été violée. Il lui aura fallu trois jours avant de trouver le courage d’en parler. C’est pour la soutenir que le groupe de militantes décide de dénoncer le violeur dans son propre quartier en affirmant que «la première liberté est celle de dire non».

 

Quarante ans plus tard, le viol est considéré comme un crime, la lutte contre les violences dont les femmes sont l’objet est devenue «grande cause nationale». Les médias la relaient, le monde politique n’est pas de reste, les slogans fleurissent. Le plus percutant est sans doute «la honte doit changer de camp», accompagné d’une photo d’une femme littéralement prise en main par un homme dans une posture sans équivoque. Et pourtant, quel fut le premier réflexe dans l’affaire Polanski ? L’indignation de voir ce grand cinéaste traité comme un criminel. La solidarité de ses pairs scandalisés par l’acharnement de la justice américaine. Et quelle est la réaction majoritaire autour de l’affaire DSK ? Un sentiment d’horreur face à l’humiliation publique du patron du FMI menotté.

 

Peut-on aussi imaginer l’humiliation de la victime invisible, celle qui s’est trouvée au mauvais endroit au mauvais moment ? On a entendu dire dans tous les médias qu’il fallait respecter la présomption d’innocence. Normal en effet. Pourtant, les rumeurs récurrentes qui circulaient autour de DSK ne nous aident pas à construire ce doute raisonnable qui doit bénéficier à tout prévenu. Ceux qui connaissent le patron du FMI affirment n’avoir jamais senti en lui la moindre violence, ce serait un séducteur mais il n’irait pas jusqu’à «forcer». Sauf que les autres hommes, en général, ne peuvent pas le savoir ou, en tout cas, font tout pour éviter d’en parler. Sauf qu’en France, une jeune journaliste affirme avoir vécu une expérience semblable à celle décrite par l’employée du Sofitel. Sauf que, dès 2007, dans son blog de Libération, Jean Quatremer notait à propos de DSK et des femmes : «Trop pressant, il frôle le harcèlement. Un travers connu des médias mais dont personne ne parle (on est en France).»

 

Bref, DSK est-il simplement un séducteur ou pratique-t-il le harcèlement ? Le fond du problème n’est-il pas plutôt dans une sorte de banalisation de l’obsession sexuelle, un «péché mignon» qui, finalement, se retourne contre celui auquel on a tout pardonné, car ce n’était pas grave, il était si doué, si brillant ? Manipulation ou non, il paie aujourd’hui le prix fort de cette forme de complicité qui se manifeste dans le monde du travail et qui empêche de parler de ces choses-là. N’est-ce pas DSK et ceux qui l’ont protégé hier qui ont produit le gâchis d’aujourd’hui ? J’entends ceux qui affirment que nous ne devons pas sombrer dans les travers de la société américaine où les lois sont tellement répressives qu’un homme hésite à monter seul avec une femme dans un ascenseur de peur d’être poursuivi pour harcèlement. Faut-il rappeler qu’en France il y a 75 000 viols par an ? Faut-il rappeler l’enfer que représente pour nombre de femmes le harcèlement sexuel au travail ?

 

On ne peut vouloir que «la honte change de camp» et s’indigner que, dans une démocratie, la parole d’une femme de chambre ait du poids face à celle du patron du FMI. Le scandale aurait été qu’on n’écoute pas cette femme. On a échappé à ce scandale. Voilà pourquoi je n’aurais pas parlé de cette affaire si les commentaires que j’ai entendus ne m’avaient rappelé ceux d’il y a quarante ans, à propos de Louison.

 

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LIBÉRATION Tribune | 19/05/2011

Une affaire qui révèle quelque chose sur nos représentations

Par CLÉMENTINE AUTAIN Directrice du mensuel «Regards» et membre de la Fédération pour une alternative sociale et écologique

 

Sidération : depuis la révélation de «l’affaire DSK», la France est en état de choc. Ce que l’on n’arrive pas à croire, c’est qu’un homme de pouvoir aussi haut placé ait pu violer une femme de chambre. Personne, à part les deux protagonistes, ne sait ce qui s’est réellement passé dans la suite du Sofitel new-yorkais. Mais la réception de l’événement raconte quelque chose de profond sur nos représentations. La parole des femmes victimes de violences sexuelles est suspecte. On sous-estime l’ampleur du phénomène, voire sa banalité : un viol a lieu tous les quarts d’heure en France. Une grande confusion domine entre la drague, le libertinage, «l’amour des femmes», d’une part, et le harcèlement, les agressions sexuelles, le viol, d’autre part. «L’homme qui aime les femmes sans modération», titrait un quotidien, au moment où DSK est accusé d’avoir imposé une fellation à une employée d’hôtel et de l’avoir séquestrée. Les stéréotypes sur le profil des violeurs ont également la vie dure : un «homme aussi intelligent» n’aurait pas pu commettre un tel crime, réservé dans l’imaginaire collectif aux milieux populaires. Or les auteurs de violences sexuelles se recrutent dans toutes les catégories sociales. Quel que soit le verdict juridique, c’est l’occasion de briser le silence qui entoure le viol, de dénoncer l’omerta sur les comportements de nombreux hommes de pouvoir qui utilisent leur position pour obtenir des relations sexuelles en écrasant le désir de l’autre. En politique comme dans les entreprises, certains dirigeants considèrent les femmes comme des proies à saisir pour compléter un tableau de chasse. La tolérance sociale à l’égard de ce type de violences est forte, comme l’a illustré la phrase de Jack Lang sur son «ami» DSK : «Il n’y a pas mort d’homme.» Après tout, ce qui est en cause n’est que le viol d’une femme de chambre…

 

Le viol est profondément destructeur pour les victimes et pèse comme une menace sur la liberté de toutes les femmes. Au-delà du politiquement correct qu’est devenue la lutte contre la domination masculine, il est temps de se donner les moyens de combattre son expression ultime. La parole doit être libérée. Nous, femmes violées, sommes invisibles d’abord parce que nous sommes enfermées dans le silence, prisonnières de nos peurs, celle de ne pas être crue, celle du regard des autres. On estime que seule une femme sur dix porte plainte. Aller raconter dans un bureau froid, devant un inconnu, les détails crus d’un viol est pour le moins difficile. Le viol est le seul crime dans lequel la victime a généralement honte et nourrit un sentiment de culpabilité. Le cas de Tristane Banon ne dit pas autre chose. En 2007, quand elle raconte dans une émission de Thierry Ardisson qu’elle a été victime d’une tentative de viol de la part d’un homme politique, le ricanement des hommes présents est glaçant. Elle dit que l’homme l’a mise à terre et lui a arraché son soutien-gorge. A ce moment-là, Ardisson réplique en rigolant : «J’adore.» Le nom du politique est bipé mais cette révélation ne suscite aucune enquête, aucune reprise journalistique. Silence radio. Encouragée par sa mère et son éditeur, Tristane Banon décide de ne pas porter plainte. La peur de ne pas être crue, de voir sa carrière brisée, d’être à vie vue comme celle qui a dénoncé ces faits.

 

J’ai mis plus de dix ans à dire publiquement cette vérité : j’ai été victime de viol. Avant, je mentais sur les raisons de mon engagement féministe. Et tout le monde, ou presque, autour de moi m’incitait à me taire. Il m’a fallu du temps pour avoir la force d’assumer. Mais je ressassais : par mon silence, je suis complice des violeurs. Ce n’est pas ma vie privée, c’est la violation de mon intimité, de mon intégrité. C’est un crime. Si aucune victime ne montre son visage, quelle peut en être la réalité ? Je voulais témoigner aussi qu’il est possible de vivre et non survivre après un viol. L’homme qui m’a violée a avoué avoir commis entre vingt et trente viols. Aux Assises, nous étions trois plaignantes. Je pense à celles qui n’étaient pas là. Pour elles, pour toutes celles qui ont peur, sont seules dans la douleur et dont le violeur court toujours, je veux dire à toute la société que les oreilles doivent se tendre et qu’il est temps de nous entendre et de nous croire.

 

 

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LIBÉRATION

L'affaire DSK

L'ex-directeur du FMI est accusé d'agression sexuelle, séquestration de personne et tentative de viol.

Politiques 19/05/2011 à 00h00

DSK, le signe d’un changement

 

Par MARCELA IACUB Juriste et chercheure au CNRS

 

A part DSK et son accusatrice, personne ne sait ce qui s’est véritablement passé dans la chambre 2 806 de l’hôtel Sofitel à New York. Et, les jours passant, ce seront les propres protagonistes de cette sombre affaire qui trafiqueront leurs souvenirs afin de les adapter à la version des faits qu’ils cherchent à voir triompher au tribunal. Celui-ci condamnera ou acquittera le président du FMI à partir d’une version du passé qui laissera sans doute beaucoup de monde mécontent. Or, si nous devons nous résigner à être privés de la vérité brute des faits, nous devons nous réjouir de disposer des choses bien plus intéressantes : les deux hypothèses qui tentent de la restituer.

 

La première est celle du complot, du «coup monté» visant à mettre hors circuit soit le président du FMI soit le candidat le mieux placé aux primaires du Parti socialiste. DSK se serait fait «piéger» par ses pulsions sexuelles exacerbées, sa libido trop vive, sa gourmandise érotique illimitée. Selon la seconde, les accusations de la femme de chambre seraient entièrement crédibles car DSK ne serait rien d’autre qu’un violeur et qui plus est un violeur récidiviste dont l’impunité n’aurait été assurée pendant tant d’années que par le pouvoir social dont il jouit. DSK ne serait donc pas un malade, un «sex-addict» mais un pervers, un prédateur des plus dangereux. Ainsi, ces hypothèses cherchent à produire des récits vrais sur les faits se fondant entièrement sur des théories à propos des pulsions sexuelles que l’on prête à l’accusé. L’important étant moins ce qu’il a fait que ce qu’il est et, notamment, quelle est la nature de ses désirs et de ses plaisirs. C’est pourquoi les défenseurs et les pourfendeurs de DSK parlent moins des comportements précis de cet homme, qui seuls pourraient servir à les qualifier de harcèlement, de l’agression ou du viol, que des violences ou des silences semblables qu’il aurait fait subir à d’autres femmes dans le passé. Comme si l’on ne voulait pas s’encombrer de distinctions byzantines entre des gestes trop insistants et d’actes de contrainte graves, comme si ces choses-là n’étaient que des détails sans importance. Car le fait de tenir DSK comme un libertin un peu lourd ou comme un pervers fera de lui un homme que l’on accepte ou un monstre à écarter. Et parce que ce tri déterminera non seulement ce qu’il a fait véritablement mais ce qu’il continuera à faire dans l’avenir.

 

Mais le plus intéressant dans la guerre qui se livrent ces deux hypothèses c’est qu’un seul et même homme soit tenu au regard des mêmes comportements sexuels par les uns comme un libertin et par les autres comme un pervers criminel. Comme si, soudain, les signes qui servent pour identifier nos semblables dans les catégories d’honnêtes gens et de réprouvés traversaient une crise, comme si nous ne réussissions plus à parler la même langue pour nous comprendre et pour produire grâce à elle la même réalité. Or, si l’on tente d’analyser ce dysfonctionnement des signes à partir du contexte dont ils émanent, on peut constater qu’une crise proche traverse les institutions qui gouvernent notre sexualité depuis quelques années.

 

La révolution des mœurs des années 1970 avait tracé une frontière entre la «débauche» et la «perversion». La première incluait la sexualité consentie et atypique et elle était tolérée. La seconde appréhendait la sexualité non consentie qui était et qui est toujours sévèrement réprimée et surveillée. Or, depuis quelques années, cette frontière semble basculer. Un nombre de plus en plus important de situations jusqu’alors tolérées sont désormais considérées comme relevant de la violence et de l’abus. En France, l’exemple le plus récent et peut-être le plus éloquent de ce déplacement est le projet de pénalisation des clients de prostituées libres et majeures. En Suède, Julian Assange est inculpé de viol non pas pour avoir forcé une femme à des rapports sexuels mais pour ne pas avoir mis un préservatif. Dans ce nouvel ordre qui semble se dessiner, tout rapport sexuel qui se déroule dans un contexte hors norme ou détaché d’une relation durable peut faire apparaître le désir masculin comme une forme de pathologie, de prédation, de domination et d’abus que les femmes sont invitées à dénoncer pour s’émanciper et pour guérir de leurs traumatismes.

 

C’est pourquoi, la libido «débauchée» de DSK peut dorénavant rendre vraisemblable une accusation de viol à son endroit. Car une telle libido est devenue trop proche des pulsions que l’on prête aux pervers sexuels les plus épouvantables. C’est cet amalgame entre la débauche et la perversion, entre le hors norme et la violence que cette affaire semble révéler et consacrer. Et il est fort probable que si cette accusation américaine n’avait pas eu lieu, ce seraient des plaintes françaises qui auraient prospéré à l’instar de celle de la jeune écrivaine qui le dénonce aujourd’hui pour des comportements anciens. Il est triste et regrettable qu’un individu devienne victime et symbole des transformations historiques qui le dépassent. Mais lorsqu’il s’agit d’une personnalité politique de la taille du président du FMI, cela peut être aussi une précieuse occasion de prise de conscience. On se souvient que DSK avait refusé de se rendre en Allemagne au moment du mondial de football à cause de l’indignité des eros centers. C’est pourquoi on peut espérer qu’après son procès, il se mette à réfléchir sérieusement aux politiques sexuelles qu’il a contribué, à sa manière, à faire advenir. Peut-être saura-t-il alors mettre son talent au service de la protection des libertés qu’il a voulu que l’on respecte à son endroit mais cette fois-ci pour élargir aussi celles de tous.

 

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La femme de chambre et le financier, par Irène Théry

Point de vue | LEMONDE.FR | 23.05.11 | 12h00   •  Mis à jour le 23.05.11 | 21h23

par Irène Théry, directrice d'études à l'EHESS

 

Ce matin du dimanche 15 mai, la surprise, l'incrédulité et la consternation nous ont littéralement saisis. Face à une forme inédite d'adversité politique et morale, on a senti partout le besoin de se hausser à la dimension de l'événement comme pour conjurer, dans l'union sacrée d'un silence suspendu, l'image salie de notre pays. Passé ce moment d'étrange stupeur, le débat a repris ses droits pour explorer ce qu'on nomme désormais " l'affaire DSK ". Dans le maelstrom des commentaires, comment s'y retrouver ? Si l'on se souvient que l'enjeu de tout cela n'est pas de jeter aux chiens la vie privée ou la personnalité d'un homme à terre, mais une inculpation sexuelle précise dans le cadre d'une procédure criminelle définie, on aperçoit qu'un clivage nouveau est apparu dans le débat français. Evident d'une certaine façon, tant on s'accuse mutuellement aujourd'hui de n'avoir de considération que pour un maître de la finance mondiale ou de compassion que pour une pauvre femme de chambre immigrée, il n'est pourtant pas si simple à comprendre.

 

D'un côté, il y a ceux qui soulignent avant tout la valeur fondamentale de la présomption d'innocence à laquelle a droit l'auteur allégué des faits. Ils ont semblé, dans les premiers jours, si majoritaires parmi les ténors qui font l'opinion en France et si indifférents au sort de la victime présumée qu'on n'a pas manqué de les traiter de défenseurs patentés de l'ordre patriarcal. Il est vrai que des réflexes machistes assez cognés ont fleuri ici et là pour défendre à leur manière l'innocence virile : "il n'y a pas mort d'homme", "un troussage de domestique"... Mais on aura peine à nous faire croire que ces insanités d'un autre âge soient le révélateur providentiel d'un complot masculin caché sous la défense intransigeante des droits des justiciables. Ce n'est pas la défense des mâles dominants qui est préoccupante chez ceux qui croient trouver dans la présomption d'innocence la boussole unique guidant leurs réactions; c'est plutôt un certain aveuglement mental aux défis nouveaux surgis du lien social contemporain.

 

Car de l'autre côté, il y a ceux – au départ plus souvent des femmes, féministes et engagées – qui s'efforcent de porter au plus haut des valeurs démocratiques une forme nouvelle de respect de la personne, qui n'a pas encore vraiment de nom dans le vocabulaire juridique, et qu'on pourrait appeler son droit à la présomption de véracité. C'est la présomption selon laquelle la personne qui se déclare victime d'un viol ou d'une atteinte sexuelle est supposée ne pas mentir jusqu'à preuve du contraire. Le propre des agressions sexuelles, on le sait, est qu'à la différence des blessures ou des meurtres, leur réalité " objective " ne s'impose pas d'elle-même aux yeux des tiers. Ont-elles seulement existé ? Avant même qu'un procès n'aborde les terribles problèmes de la preuve et de la crédibilité des parties en présence, la question spécifique que posent ces affaires judiciaires s'enracine très exactement là : ce qui est en jeu au départ n'est jamais seulement la présomption d'innocence du mis en cause, mais la possibilité même qu'une infraction sexuelle  alléguée prenne assez de réalité aux yeux de tiers qualifiés pour ouvrir la procédure. Cette possibilité passe en tout premier lieu par la possibilité donnée à une victime présumée d'être vraiment écoutée. On accueille de mieux en mieux, dans nos commissariats, les victimes sexuelles qui déposent plainte. Mais sommes-nous prêts, dans la culture politique française, à considérer la présomption de véracité  comme un véritable droit ? Rien n'est moins sûr.

 

C'est pour cette raison que nombre de nos concitoyens ont eu le sentiment pénible qu'en France, on n'avait pas accordé à Madame Diallo un respect égal à celui qui fut témoigné à son agresseur présumé, Dominique Strauss-Kahn. Cette situation choquante n'est pas d'abord un problème de morale personnelle, mais de justice et d'institutions communes. On l'entrevoit bien : présomption d'innocence et présomption de véracité sont aussi cruciales l'une que l'autre pour bâtir une justice des crimes et délits sexuels marchant sur ses deux pieds. Mais pour le moment, nous ne les distinguons pas clairement et savons encore moins comment les faire tenir ensemble. Tout se passe alors comme si on ne pouvait choisir l'une que contre l'autre. En se targuant de respecter les grands principes pour DSK au moment où il était cloué au pilori, les partisans sincères de la présomption d'innocence n'ont pas vu qu'ils bafouaient au même instant la présomption de véracité à laquelle avait droit la jeune femme qui l'accuse de l'avoir violentée.

 

C'est pourquoi il est vain de croire que nous échapperons aux questions de plus en plus fortes que nous posera dans l'avenir la lutte sans merci du coupable allégué et de la victime présumée du Sofitel de New-York, en faisant le procès de la procédure accusatoire américaine. Au moment le plus dramatique de l'affaire d'Outreau on avait, face aux mêmes dilemmes, fait le procès symétrique : celui de la procédure inquisitoire à la française. L'aurait-on déjà oublié ? Pour construire un jour une façon de tenir ensemble les deux présomptions opposées, le premier pas est d'accepter de penser la spécificité des questions sexuelles, et d'élargir le champ de nos réflexions pour reconnaître les responsabilités collectives nouvelles que nous confère, à nous citoyens des démocraties occidentales, les mutations profondes qui ont lieu aujourd'hui.

 

La France donne souvent aux autres pays le sentiment d'être politiquement " en retard " sur les questions de sexe, de genre, de sexualité. Sans aborder ici cette vaste question, soulignons simplement que le procès de New-York ne doit pas nous enfermer dans une frilosité défensive au prétexte des clichés anti-français qui pleuvent sur nous depuis quelques jours. Au contraire, il devrait être l'occasion de nous emparer collectivement des grande questions sociales, historiques et anthropologiques qui sont l'horizon de sens commun à tous les procès pour crimes ou délits sexuels, en France comme ailleurs. En général, nous n'avons d'yeux que pour les ressorts psychologiques des transgressions sexuelles comme si nous ne voulions pas voir qu'elles ont lieu dans le contexte de mutations profondes des valeurs et des normes censées faire référence pour tous. Or, sous l'égide de l'égalité croissante des sexes, nous vivons aujourd'hui des bouleversements sans précédent du permis et de l'interdit sexuels. Les procès pour viol, qui se multiplient partout aujourd'hui, sont à la fois l'expression de ces mutations démocratiques et le symptôme de leur caractère inassumé.

 

Considérer le viol comme un crime, prendre au sérieux les atteintes sexuelles, participe directement du refus contemporain de l'ordre sexuel matrimonial traditionnel, construit sur la condamnation de la sexualité hors mariage, la diabolisation de l'homosexualité, la double morale sexuelle et la division des femmes en deux catégories : épouses honorables et filles perdues, mères de famille légitimes et filles-mères parias, maîtresses de maison respectées et domestiques qu'on " trousse ". Comme l'a montré Georges Vigarello dans son Histoire du viol, celle-ci se déploie toujours à la croisée de l'appartenance sociale des individus et des statuts respectifs des hommes, des femmes et des enfants dans une société. Notre attachement à punir ce crime est la trace en creux de la valeur centrale que nous accordons non plus au mariage mais au consentement dans le grand partage entre le permis et l'interdit sexuels.

 

Mais les procès pour viol d'aujourd'hui sont aussi symptomatiques des ambiguïtés du changement, tant ils donnent à voir le vide sidéral que nous avons laissé se développer en lieu et place d'une civilité sexuelle renouvelée, capable d'irriguer la vie ordinaire de nos sociétés et d'inscrire la sexualité au sein d'un monde humain certes pluraliste, mais qui demeurerait un monde commun. C'est la rançon de l'idéologie individualiste et mercantile, qui transforme ce monde en une collection insignifiante d'individus autarciques bons à consommer. Le consentement, coeur de la nouvelle normalité sexuelle, est ainsi à la fois la solution et le problème. Consentir, oui, mais à quoi ? Pourquoi ? Et quand le refus de tout consentement s'est exprimé loin des regards, comment passer à sa dimension publique, sociale, juridique ? Concentrant toutes ces questions, nous interrogeant directement sur la solidité de nos valeurs communes, le procès de New-York incarne à sa manière le changement démocratique. Mais il peut devenir aussi un de ces moments périlleux où, pour reprendre l'expression de Marcel Gauchet,  la démocratie se retourne " contre elle-même " .

 

Pour prendre la mesure du ressort proprement sociologique de ce risque, il faut revenir à la sidération initiale qui fut la nôtre, et qu'une semaine de débat a déjà recouverte. L'image première qui nous a saisis ne s'arrêtait pas au seul DSK. C'était le choc de deux figures, deux symboles, deux incarnations si extrêmes des inégalités du monde contemporain, que la réalité semblait dépasser la fiction. Elle, une femme de chambre immigrée d'origine guinéenne, pauvre, vivant dans un logement social du Bronx, veuve, mère de famille monoparentale. Lui : un des représentants les plus connus du monde très fermé de la haute finance internationale, une figure de la politique française, de l'intelligentsia de gauche, une incarnation aussi, de la réussite sociale, de l'entre-soi des riches et de la jouissance facile. La femme de chambre et le financier, ou le choc de celui qui avait tout et de celle qui n'était rien.

 

Dans ce face à face presque mythique, les individus singuliers disparaissent, absorbés par tout ce qu'incarnent les personnages. C'est pourquoi il y a quelque chose d'épique dans ce qui s'est passé. En prenant en considération la parole d'une simple femme de chambre et en lui accordant la présomption de véracité, la police new-yorkaise n'a pas seulement démontré qu'elle pouvait en quatre heures renverser l'ordre du pouvoir et saisir au collet le puissant financier. Elle a aussi mis en scène une sorte de condensé inouï des incertitudes, des injustices et des espoirs de notre temps, et engagé un processus où vont venir s'engouffrer toutes les passions qui meuvent les sociétés démocratiques. Au risque de transformer tragiquement deux individus, inégaux à l'extrême, en boucs émissaires de nos désirs frustrés, de nos peurs ancestrales, de nos haines inassouvies.

 

 

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Un féminisme à la française, Irène Théry

Article paru dans l'édition du Monde du 29.05.11

 

Aux Etats-Unis, des voix féministes ont profité de l'affaire DSK pour instruire le procès des femmes françaises, supposées trop « tolérantes » aux écarts masculins. Des attaques honteuses

parmi les choses que j'ai mal vécues au début de l'affaire DSK, il y eut le fait de découvrir sur le site du New York Times un forum jetant le soupçon sur les femmes françaises. On y invitait des spécialistes à interroger l'attitude de notre société envers les inconduites sexuelles (sexual misconducts) des hommes de pouvoir (powerful men) sous le titre : « Les femmes françaises sont-elles plus tolérantes ? » Comme on pouvait le craindre, toute une gamme de stéréotypes antifrançais se déploie à cette occasion. Certes, certains proposent une critique de ces préjugés mais, entre la licence donnée au cliché et la porte ouverte à son refus, la partie n'est pas égale. Dans le contexte de l'arrestation spectaculaire de DSK, elle était même jouée d'avance.

 

Le choix du mot misconduct, qui a simultanément en anglais un sens ordinaire et un sens juridique, déroulait le tapis rouge à tous les amalgames. Certes, au New York Times, on ne s'abaissera jamais à se demander si les femmes françaises n'auraient pas pour les agressions sexuelles et les viols, une certaine « tolérance ». Mais, sous l'égide de la catégorie des misconducts, chacun peut se sentir autorisé à disserter à partir d'un présupposé implicite : les glissements de sens et de corps qui mènent du badinage à la drague, de la drague aux incartades et des incartades aux infractions sexuelles, au risque de balayer, au final, toute la gamme allant du harcèlement au viol.

 

En trois temps, l'intitulé du forum envoie valser toute prudence. Tout d'abord, on pose qu'une certaine tolérance aux inconduites sexuelles des hommes de pouvoir pourrait bien être un trait spécifique de la société française. Le cas DSK devient une sorte de paradigme des virtualités dangereuses inscrites dans l'identité historique de tout un peuple, sur laquelle on invite à s'interroger.

 

Ensuite, au moment où un Français célèbre est inculpé, on propose de tourner le regard... vers les Françaises. Comme si ce transfert, du particulier au général et d'un sexe à l'autre, n'avait pas besoin de la moindre justification. Et comme s'il n'avait rien à voir avec le fait que parmi toutes les Françaises il en est une qu'au même moment certains se délectent à dépeindre comme singulièrement « tolérante ». Derrière DSK, cherchez Anne Sinclair.

 

Pour clore le tout, on ouvre les colonnes d'un grand journal à un procès jusqu'alors resté limité à un secteur du monde académique : celui des notions de « singularité française » et de féminisme « à la française », procès que poursuivent, depuis deux décennies, certains courants des études de genre (gender studies). Il vise le féminisme universaliste qui fut longtemps dominant en France, et reste un adversaire pour le différentialisme anglo-saxon.

 

La nouveauté est que l'on puisse se saisir de l'affaire DSK pour tenter de disqualifier moralement une certaine approche de la question des sexes en sciences sociales, son refus du schéma dominants-dominées, son souci d'inscrire les statuts respectifs des hommes et des femmes dans la complexité du tissu social, son ambition aussi d'inscrire les relations sexuées au sein d'une vaste histoire des processus démocratiques, sans confondre enjeux de moeurs et enjeux de droit. Par-delà Anne Sinclair, apercevez Mona Ozouf.

 

Il s'est trouvé une ou deux contributrices à ce forum pour juger que le moment était venu de s'en prendre nommément à l'épouse de DSK, ce qui prouve que la presse de caniveau n'est pas le seul endroit où on patauge dans l'indignité. Quant au règlement de comptes incroyable auquel se livre l'historienne Joan Scott envers l'auteur des Mots des femmes et de Composition française, son titre dit bien son sens : « Feminism ? A Foreign Importation ».

 

A l'occasion de l'affaire DSK, on ose prêter à Mona Ozouf, l'une des plus grandes intellectuelles françaises, l'idée que le féminisme serait une « importation étrangère ». Et on ose insinuer ainsi que sous les atours subtils de la grande lectrice de Tocqueville, d'Henry James et d'Edith Wharton se cache un antiaméricanisme primaire doublé d'un antiféminisme foncier. Un pas est franchi.

 

L'attaque est si inattendue qu'on reste interloqué. Où veut-on en venir ? Jusqu'à ce qu'on comprenne. Le féminisme à la française ne serait pas seulement la justification indirecte de la licence d'opprimer donnée aux mâles dominants par des femmes aussi aliénées que galantes. Il serait encore bien pire : l'émanation d'une sorte de francité marquée au coin par le refus de l'étranger et, je cite, « des musulmans ».

 

Mona Ozouf et bien d'autres (ces positions sont dites « majoritaires » dans le féminisme français depuis le bicentenaire de la Révolution en 1989) auraient « justifié leurs arguments sur l'incapacité des musulmans à assimiler la culture française en clamant que les musulmans ne comprennent pas qu'un jeu érotique ouvert est partie intégrante de l'identité française ». Et de conclure : « Quelle ironie, alors, que la victime de l'assaut sexuel présumé de Strauss-Kahn soit une musulmane. »

 

Il est un certain degré dans l'ignominie qui s'enfonce tout seul dans le dérisoire. Comme aurait dit l'homme plein de verve qui parfois accompagnait Simone de Beauvoir, il faut plus d'une hirondelle pour faire le printemps, et plus d'une Joan Scott pour déshonorer un féminisme. Je n'en aurais pas même parlé si je n'avais pas éprouvé un tel sentiment d'accablement en découvrant ce forum dans un grand journal que j'admire.

 

Au nom d'un débat qui se voulait sérieux, on finit par jeter en exutoire aux appétits de la foule cultivée - qui n'a pas moins soif de boucs émissaires que la foule déchaînée - les femmes françaises en général, le féminisme à la française en particulier, et jusqu'au nom de femmes remarquables érigées pour la circonstance en symboles racistes de la « tolérance » à la française pour les abus sexuels des puissants de ce monde. Misconducts.

 

Mais pouvait-on alors répondre aux clichés antifrançais par des clichés antiaméricains ? Certes pas, car il y avait urgence à balayer devant notre porte. Au moment même où la démocratie d'opinion américaine était secouée de tentations de tous ordres, de ce côté-ci de l'Atlantique notre débat public tanguait dangereusement.

 

Ce fut le fameux « troussage de domestique », cette insanité qui restera comme le symbole d'une façon de se serrer les coudes entre mâles au nom d'une innocence virile d'un autre âge. Ce fut, aussi, l'indifférence d'une partie des défenseurs sincères de la présomption d'innocence à la situation de la plaignante, à qui ils n'accordèrent pas un mot. S'ils avaient mille fois raison de s'émouvoir qu'un homme à terre fût offert avant tout procès à la dégradation publique, son nom et son image exposés comme au pilori, il était vraiment problématique pour notre idée commune de la justice qu'ils aient écarté d'un revers de main tout souci des droits élémentaires de celle qui se disait sa victime sexuelle.

 

C'est dans ce contexte agité, anxiogène et confus que j'ai écrit la tribune « La femme de chambre et le financier » parue, le 23 mai, sur Lemonde.fr et qui m'a valu plus de réponses en quelques jours qu'aucun des textes que j'ai écrits dans ma vie. Je voulais d'abord mettre de l'ordre dans mes pensées et mes colères, ne pas me laisser déborder par mes partis pris, mon histoire personnelle et familiale ou mes engagements citoyens, et résister au grand déballage de ragots et de détails scabreux qui nous entraînaient vers l'indécence généralisée. Comment, dans ces circonstances, ne pas céder à cette passion empoisonnée qu'est la jouissance du repoussoir ?

 

Je me suis lancée dans le débat public avec l'idée de contribuer à relever le défi d'un féminisme « à la française » en m'appuyant sur quelques-unes des valeurs qui lui donnent son style. Pas de justice sans justesse. Jamais de politique de la rancoeur. Ne pas oublier, quand on veut passionnément changer la société, qu'il y a aussi des legs du passé. Par exemple en ces temps où tout un chacun « se lâche » sans complexes, cette façon qu'ont eue certaines femmes, aristocrates ou domestiques, lettrées ou illettrées, d'affronter bravement l'adversité en mettant tout leur soin à cette tâche désuète, « se tenir ».

 

Mon sentiment est que, par-delà mes convictions, le féminisme à la française est toujours vivant. Il est fait d'une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu des du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés.

 

En moins d'une semaine, avec humour et sans se mettre à ressembler aux caricatures qu'on se plaît à faire d'elles, les femmes françaises ont réussi à multiplier initiatives individuelles et mobilisations collectives, redresser la barre du débat français et revendiquer la « présomption de véracité » à laquelle a droit Nafissatou Diallo comme aussi importante que la présomption d'innocence qui doit bénéficier à DSK.

 

Elles ont redonné sa chance à la diversité de la pensée féministe et des centaines de milliers d'hommes s'y retrouvent très bien. Au milieu de la tempête de boue qui nous agite depuis deux semaines, un petit moment de grâce démocratique a réussi à se faufiler, par-delà les sexes et les cultures.

 

Un moment fragile. Dès le 6 juin, quand débutera le choc sans merci, parole contre parole, d'un homme et d'une femme pris quoi qu'ils en aient dans les personnages que nous projetons sur eux, et que se feront face non pas seulement deux individus mais deux grands symboles des inégalités extrêmes de notre temps, il est à craindre que tout bascule à nouveau.

Irène Théry

 


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L'affaire DSK LIBÉRATION

L'ex-directeur du FMI est accusé d'agression sexuelle, séquestration de personne et tentative de viol.

Tribune Politiques 09/06/2011 à 00h00

«Féminisme à la française»

 

Par JOAN W. SCOTT

 

 

Dans les débats qu’a ouverts l’affaire DSK, celles et ceux qui ont pris le parti de ce dernier ont insisté (une fois de plus) sur le fait que les Américains confondaient les charmes de la séduction et la violence du viol. Bernard-Henri Lévy, par exemple, a dit de Dominique Strauss-Kahn qu’il était «un séducteur, un charmeur», pas un «violeur». Parmi les spéculations sur le déroulement exact des faits eux-mêmes, le doute a été jeté sur la véracité du témoignage de la femme qui s’est déclarée être la victime : l’a-t-on payée pour qu’elle porte plainte ? A-t-elle mal interprété - il s’agit après tout d’une musulmane - les signaux qui montraient la nature du manège ? Ou, après y avoir consenti, a-t-elle changé d’avis ? Certains commentaires émis par la défense suggèrent que Dominique Strauss-Kahn plaidera le caractère consensuel de la relation sexuelle : pour des raisons que nous ignorons, cette femme aurait changé d’avis et ensuite menti sur ce qui s’était réellement produit. Dans cet ordre d’idées, Irène Théry s’est inquiétée de ce que la parole de la victime compterait davantage que la présomption d’innocence de l’accusé. «Mais sommes-nous prêts, dans la culture politique française, à considérer la présomption de la véracité comme un véritable droit ?»

 

Le souci que manifeste Irène Théry pour le respect des droits de l’accusé va au-delà de sa sollicitude pour un personnage politique puissant, au-delà aussi de sa méfiance à peine voilée concernant les motifs d’une femme immigrée, de couleur, issue de la classe ouvrière. Elle a également voulu défendre l’idée que la séduction tient une place particulière dans la culture française ; pour elle, il s’agit d’un aspect unique et singulier de l’identité nationale française, une des caractéristiques de sa propre version du «féminisme à la française».

 

«Il (ce féminisme) est fait d’une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés.»

 

Ce n’est pas là un féminisme dans lequel toutes les féministes françaises se reconnaîtront. (Les fondatrices du Mouvement pour la parité, les militantes du groupe «la Barbe», les femmes politiques qui ont rendu compte de leurs démêlés dans Libération du 31 mai, et bien d’autres). On pourrait trouver que l’idée de l’égalité des droits infirme la notion de «plaisirs asymétriques de la séduction», on pourrait encore déceler une contradiction entre le consentement et «la surprise des baisers volés». Beaucoup, même, verront dans la définition qu’en donne Irène Théry une caractérisation fausse du féminisme, quelle que soit la forme de celui-ci, puisque celles et ceux qui ont formulé ce que j’appelle «la théorie française de la séduction» ont clairement posé que le «consentement amoureux» et le jeu de la séduction se fondent, en soi, sur l’inégalité des femmes et des hommes.

 

Depuis le bicentenaire de la Révolution française en 1989, on a beaucoup écrit sur «l’art de la séduction» des Français. Avec des origines remontant aux pratiques aristocratiques de l’époque de la monarchie absolue et de Louis XIV, l’idée de ce que Philippe Raynaud appelle «une forme particulière d’égalité» (le Débat, numéro 57, p.182) s’est transmise de génération en génération pour devenir une composante importante du caractère national. Ce point de vue, que développent (entre autres) les écrits de Mona Ozouf (les Mots des femmes : essai sur la singularité française) et ceux de Claude Habib (le Consentement amoureux et Galanterie française) avance que la sujétion des femmes au désir des hommes est la source de leur influence et de leur pouvoir. Claude Habib cite le livre d’Honoré d’Urfé, l’Astrée, pour écrire en approuvant son propos : «Non seulement la soumission totale est un bien, mais c’est presque une condition de l’amour féminin.». Elle ajoute que la quête de l’égalité des droits individuels pour les femmes a conduit à la «brutalisation des mœurs».

 

Mona Ozouf estime, et s’en félicite, qu’en France (contrairement aux Etats-Unis) «les différences sont… dans un rapport de subordination - et non d’opposition - à l’égalité.» Elle note également (citant Montesquieu) que les mœurs ont bien plus d’importance que les lois. Ceci, écrit-elle, a permis aux femmes de comprendre, à travers les âges, «l’inanité de l’égalité juridique et politique» qu’il faut comparer à l’influence et au plaisir qu’elles tirent du jeu de la séduction. Pour les deux intellectuelles, un féminisme qui réclame l’égalité des droits s’apparente au lesbianisme, une déviation par rapport à l’ordre naturel des choses.

 

Il s’agit là d’une idéologie qu’on pourrait qualifier de républicanisme aristocratique dont les implications dépassent largement les relations entre les sexes. Elle suggère que les différences doivent être comprises de façon hiérarchique (le féminin par rapport au masculin), que les efforts visant à instaurer l’égalité juridique sont non seulement stériles (puisque les différences - comme la différence des sexes - font partie de «l’ordre naturel des choses» mais qu’ils sont également la cause de perturbations. Le «consentement amoureux» implique la soumission à son supérieur dans l’intérêt de l’harmonie nationale. La vision politique que porte, selon Mona Ozouf, le langage de la séduction est celle-ci : «La menace que faisaient peser les réelles différences répandues sur le territoire français n’a été si aisément vaincue que parce que l’enracinement affectif se soumettait à la certitude d’une essence commune à tous les Français… Tous pouvaient du même coup cultiver des différences locales, en sentir le charme, le prix, en avoir la coquetterie ou même l’orgueil, mais sans esprit de dissidence : différences sans anxiété et sans agressivité, contenues dans l’unité abstraite, et d’avance consentant à lui être subordonnée.»

 

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le cas de Dominique Strauss-Kahn ait autant troublé les partisans d’une idéologie dans laquelle la séduction tient une place aussi déterminante. Car il ne s’agit pas seulement de la sexualité ou de la vie privée, ni même de ce qui compte en matière de consentement ; il ne s’agit pas seulement du droit des hommes et de la soumission des femmes. Ce qui se joue dans cette affaire est la question de savoir comment la différence et l’égalité sont appréhendées dans le contexte de l’identité nationale française.

 

Traduit de l’américain par Claude Servan-Schreiber

 

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L'affaire DSK LIBÉRATION

L'ex-directeur du FMI est accusé d'agression sexuelle, séquestration de personne et tentative de viol.

Politiques 17/06/2011 à 00h00

Féminisme à la française : la parole est à la défense

Par Claude Habib Paris-III, Mona Ozouf CNRS, Philippe Raynaud Paris-II et Irène Théry EHESS

 

L’enquête, donc, est finie, la justice américaine peut partir en vacances, le feuilleton Strauss-Kahn est clos. Joan Scott, professeur au prestigieux Institute for Advanced Studies à Princeton, vient de nommer le crime et d’identifier les coupables. Le crime ? La complaisance que montrent les Françaises à la séduction, donc aux manifestations les plus inqualifiables de la brutalité masculine. Les coupables ? Trois intellectuelles suspectes d’entente avec le sexe ennemi, qui a du reste délégué un représentant parmi les accusés.

 

Dénoncer est aisé. Encore faut-il argumenter, et c’est là que tout se gâte. Commençons par le cas le plus éclatant, celui d’Irène Théry. Dans la petite troupe des coupables, elle est la seule qui ait choisi de s’engager dans le débat public suscité par l’affaire DSK. Dans une tribune intitulée «La Femme de chambre et le financier» (le Monde du 23 mai), elle a distingué ceux qui, pour défendre Strauss-Kahn, n’ont pas hésité à «proférer des insanités d’un autre âge» et ceux qu’elle nomme les «défenseurs sincères de la présomption d’innocence». A ces derniers cependant elle reproche d’en rester à une conception du droit pénal incapable d’intégrer la spécificité des infractions sexuelles, et revendique pour les personnes qui se plaignent d’avoir été victimes d’un viol «une présomption de véracité». En louant la police new-yorkaise d’avoir écouté «une simple femme de chambre» et d’avoir été assez efficace pour, en quatre heures, «saisir au collet le puissant financier», elle interroge la culture politique française : sommes-nous prêts, chez nous, à accorder la même attention à la victime présumée ?

 

N’est-ce pas assez clair ? Voici pourtant - on se frotte les yeux - Irène Théry accusée de sollicitude envers les puissants et de «mépris à peine voilé» pour les femmes de chambre pauvres et immigrées. En falsifiant une réalité aussi aisément vérifiable, l’universitaire de Princeton a-t-elle mesuré le risque pris pour sa propre réputation ? Ou croit-elle la France un pays si petit, si exotique que ses habitants n’auront pas le front de rétablir contre les romans qu’on leur prête la simple vérité ?

 

Dans cette confuse querelle, Philippe Raynaud joue un rôle moins important que ses amies. Non négligeable pour autant : il a introduit l’idée farfelue que la monarchie absolue aurait contribué à l’émergence d’«une forme particulière d’égalité», exprimant ainsi un «point de vue», qui «avance [sic] que la sujétion des femmes au désir des hommes est la source de leur influence et de leur pouvoir». Il témoignerait donc, selon Joan Scott, de la permanence en France d’une sensibilité aristocratique, complaisante envers le despotisme, et qui - à l’opposé de la vertueuse république américaine - ne peut penser le rôle des femmes que sous des figures suspectes, favorites ou courtisanes. En réalité, dans l’article cité, il s’attachait à montrer, à la suite de Hume, que la «monarchie civilisée» s’était accommodée de mécanismes qui, sans détruire l’inégalité - on la croyait alors naturelle -, en avait limité les effets par divers artifices : de la «galanterie» à la conversation, ils ont eu la vertu de réduire la violence et de permettre aux femmes d’exercer un certain pouvoir sans avoir à se soumettre au désir des hommes. Propos apparemment inécoutable pour Joan Scott.

 

Comme l’est aussi cette citation de Claude Habib, dont Joan Scott se scandalise : «Non seulement la soumission totale est un bien, a-t-elle écrit, mais c’est une condition de l’amour.» Une telle phrase, il est vrai, a de quoi faire tiquer : Claude Habib ferait-elle la promotion d’Histoire d’O ? Nullement. Elle se contentait de commenter les propos d’une bergère de l’Astrée, émue par l’obéissance de son berger. C’est de la soumission totale des hommes qu’il était question dans le passage cité. Soit donc Joan Scott ne sait pas lire, ce qui est regrettable pour une universitaire, soit l’idée qu’un homme puisse être soumis est pour elle proprement inimaginable, et on est tenté de la plaindre.

 

Après le grossier contresens, voici la mauvaise grâce mise à comprendre. De façon assez confuse, le procureur Scott reproche à la fois à Mona Ozouf de ne pas «opposer» les différences à l’égalité, de «subordonner» celles-là à celle-ci - et d’être hostile à l’égalité. Qui donc expliquera à Joan Scott que les différences s’opposent à la similitude, mais non à l’égalité, qui est tout autre chose ? Qui lui rendra clair le sens du verbe subordonner ? Il dit assez que les différences hétéroclites et concrètes, sexe, couleur, santé, savoir, beauté, fortune, partout semées entre les êtres par la nature et l’histoire, doivent céder devant le principe abstrait et universel de l’égalité des citoyens. Par quel mystère la révérence montrée à cette égalité primordiale et souveraine par Mona Ozouf et Claude Habib les transforme-t-elle en adversaires de l’égalité, enclines de surcroît à épingler chez toute combattante de l’égalité des droits la déviation contre-nature du lesbianisme ? Dans quel texte des deux auteurs Joan Scott a-t-elle pêché cette assimilation grotesque ? Ne cherchez pas, il n’y en a pas.

 

Une citation authentique de Mona Ozouf, cependant, a été présentée au prétoire. Mais nul besoin d’avoir fait d’études supérieures pour comprendre qu’elle concerne les «différences répandues sur le territoire français» : locales et régionales par conséquent, et sans rapport avec la sexualité. Dans les lunettes idéologiques du procureur, il s’agit pourtant d’un texte sur la «place déterminante de la séduction dans l’idéologie française», propre à éclairer… l’indulgence criminelle montrée à Dominique Strauss-Kahn.

 

Propos délibérément falsifiés, ou pathétiquement incompris ? Joan Scott a construit contre nous, ou contre le féminisme à la française, un étrange procès. Impossible de dire qu’il déforme notre pensée : il conduit le plus souvent, lorsque du moins ce qu’elle dit a un sens, à nous prêter le contraire de ce que nous pensons. Cela ne veut pas dire pour autant que nos opinions soient toujours identiques ni que nous nous contentions d’exprimer le consensus de l’opinion française, fût-elle éclairée. Si nous avons sur divers sujets, qui vont de la diversité culturelle à l’évolution de la famille, des divergences qui ne sont nullement secrètes, aucun(e) d’entre nous n’a jamais ni refusé que l’on protège les femmes contre la violence, ni mis en cause l’égalité juridique et politique conquise par les femmes, ni instruit le procès du «féminisme» et du «lesbianisme» au nom de l’«ordre naturel des choses» ; mais il est vrai aussi que nous refusons de considérer que la revendication de l’égalité épuise la question des relations entre les hommes et les femmes, et que (horresco referens) nous n’hésitons pas à jouer de l’héritage culturel pour mieux comprendre cette inépuisable question.

 

De là, sans doute, notre attachement à la littérature française, qui nous a légué des nuances infinies : amour tendre, galant, libertin, romantique… Si l’on peut vivre à la fois, comme l’a écrit Irène Théry dans une formule qui scandalise Joan Scott, «le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés», c’est grâce à ces modèles si variés de comportement. A eux tous, ils forment une précieuse ressource pour l’agrément, l’ornement et la compréhension de nos vies, c’est-à-dire pour le plaisir, la beauté, l’examen de soi. Rien d’étonnant si les femmes en tirent des ressources pour penser leurs conduites : cette grande culture donne de la marge et du jeu. Qu’on se prenne pour Astrée, pour Héloïse ou pour Merteuil, ce n’est pas la même chose.

 

Dans cette malheureuse affaire si mal présentée par le procureur Scott, nous ne proposons donc aucun plea bargaining : nous plaidons résolument non coupables.

 

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LIBÉRATION Politiques Le 17 mai à 0h00

DSK et les femmes : un secret de Polichinelle

Analyse - Fidèle à son principe de ne pas parler de la vie privée, la presse française avait épargné le directeur du FMI.

Par JEAN QUATREMER BRUXELLES (UE), de notre correspondant

 

«Le seul vrai problème de Strauss-Kahn est son rapport aux femmes. Trop pressant, il frôle souvent le harcèlement. Un travers connu des médias, mais dont personne ne parle (on est en France). Or, le FMI est une institution internationale où les mœurs sont anglo-saxonnes. Un geste déplacé, une allusion trop précise, et c’est la curée médiatique. […] La France ne peut pas se permettre un nouveau scandale.» Ces quelques lignes publiées le 9 juillet 2007 sur mon blog, «Coulisses de Bruxelles», alors que la candidature de DSK à la tête du FMI vient d’être annoncée par Nicolas Sarkozy, déclenchent l’émoi. Quelques heures après la publication de ce papier, je reçois un appel de Ramzi Khiroun, l’un des communicants de Dominique Strauss-Kahn : «On sait que tu aimes bien DSK et on ne comprend pas du tout que tu aies publié ce papier.» Le ton est complice (il me tutoie alors que je ne l’ai jamais rencontré), pas fâché, juste attristé : comment ai-je pu faire un tel «coup» à son mentor ?

 

Portable. Je connais DSK depuis que je l’ai suivi dans ses activités européennes, lorsqu’il était ministre des Finances entre 1997 et 1999. A plusieurs occasions, je l’ai vu draguer ouvertement et lourdement des consœurs («Voici mon portable personnel, appelez-moi jour et nuit si vous voulez des scoops, on pourra dîner ensemble.»)

 

Un peu surpris par un tel comportement totalement inhabituel dans la classe politique française, où la discrétion est plutôt de rigueur, je m’en étais ouvert à mes confrères. Et j’ai appris, sidéré, qu’il s’agissait d’un secret de polichinelle dans la profession : DSK avait depuis longtemps la réputation d’être un «dragueur», chacun ayant son anecdote plus ou moins truculente. Les femmes qui voulaient éviter des ennuis savaient qu’il valait mieux éviter de se retrouver seule avec lui. Si, en France, les hommes qualifient son comportement de «french lover», dans le monde anglo-saxon ou nordique on considérerait qu’il s’agit de harcèlement sexuel, un délit pénal…

 

Vie privée. Mais en France, on ne parle pas dans la presse de ce qu’on appelle la vie privée : celle-ci n’est pas un objet d’enquête journalistique, même si les politiques n’hésitent pas à s’en servir pour vendre leur candidature ou si leur comportement est proche du délit pénal. Ce qui relève de la vie privée devrait, selon moi, être étroitement circonscrit aux relations entre adultes consentants et s’il n’y a pas harcèlement ou abus de pouvoir de quelque nature que ce soit. En outre, les femmes portent rarement plainte

en France pour harcèlement ou même pour tentative de viol : peur du regard des autres, difficulté de prouver les faits, crainte de perdre tout accès au monde politique pour les journalistes qui s’y risqueraient. Or, il me semblait que le comportement de DSK risquait de lui valoir les pires ennuis aux Etats-Unis où l’on ne plaisante pas avec le droit des femmes et où la sphère privée est réduite à sa plus simple expression dès lors qu’il y a possibilité de délit. Je ne voulais pas, en outre, que les médias soient une nouvelle fois accusés de dissimulation si DSK trébuchait à Washington, après la fille cachée de François Mitterrand ou la séparation de Ségolène Royal et François Hollande en pleine campagne présidentielle, deux informations que le Tout-Paris connaissait, mais pas les citoyens. Je savais que je brisais un tabou. Ramzi Khiroun a d’ailleurs osé me demander de supprimer mon papier de mon blog afin «de ne pas nuire à Dominique». Une scène inimaginable dans une démocratie avancée. Ce que j’ai évidemment refusé : «Le retirer serait admettre que j’ai eu tort de le publier. Si DSK n’est pas content, il peut me poursuivre en diffamation.» «Dominique n’a absolument pas l’intention de te poursuivre, Jean. Alors qu’est ce qu’on peut faire ?» Je lui ai donc promis de publier un second papier sur mon blog expliquant le sens de ma démarche, ce qui fut fait deux jours plus tard.

 

Depuis, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Khiroun. Les sites Internet ont repris à plaisir mes quelques phrases. Le débat ne quittera pas la Toile, du moins en France. L’information sera reprise en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en Espagne. Il faudra attendre la nomination officielle de DSK à la tête du FMI pour que la presse écrite française reprenne mon blog. Mais nulle enquête, nulle confirmation, rien : on se contente prudemment de me citer, au cas où.

 

Eponge. Un an plus tard, l’affaire Piroska Nagy, du nom de la subordonnée de DSK avec laquelle il a eu une courte relation, est révélée par le Wall Street Journal. Il y a manifestement eu harcèlement, comme elle l’écrira dans une lettre que j’ai publiée sur mon blog, mais le FMI passera l’éponge. L’alerte a été chaude, même si, pour la première fois en France, on a évoqué ouvertement le comportement de DSK à l’égard des femmes. Mais cela n’ira pas plus loin : devenu la meilleure chance de la gauche, il n’est pas question d’écorner son image. Jusqu’à ce week-end.

 

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L'après-DSK : pour une séduction féministe

Point de vue | LEMONDE.FR | 29.06.11 | 13h56

par Eric Fassin, sociologue, Ecole normale supérieure

 

A propos de l'affaire Strauss-Kahn, Alain Finkielkraut n'hésite pas à parler de viol dans une tribune publiée dans Le Monde daté 15 juin. Non pas, certes, pour qualifier "les faits qui lui sont reprochés", mais pour dénoncer l'atteinte à la vie privée dont nous menaceraient désormais les journalistes français qui regrettent leur silence passé. Et d'invoquer la "parole antitotalitaire" de Milan Kundera : "le vrai scandale, ce n'étaient pas les mots osés de Prochazka, mais le viol de sa vie." Le verdict tombe : "les arracheurs de rideaux sont des criminels."

 

Un mois après l'arrestation du patron du FMI, la France a bien changé : la norme d'hier paraît soudain anormale. Les premières réactions trahissaient surtout une solidarité sociale. Toutefois, leur discrédit immédiat manifestait une rupture d'intelligibilité dans le langage public. Bernard-Henri Lévy, Jack Lang, Robert Badinter ou Jean-François Kahn avaient sans doute le sentiment de parler comme on l'a toujours fait dans les cercles du pouvoir. Il n'empêche : d'un coup, ils sont devenus incompréhensibles. Le paysage commun était bouleversé ; ils ont alors semblé des hommes du passé, brutalement dépassés.

 

Cet événement n'est pas le reflet d'une culture française intemporelle ; au contraire, le choc fait advenir une culture nouvelle. Et beaucoup de s'interroger rétrospectivement : le respect de la vie privée n'aurait-il pas servi de prétexte au déni des rapports de pouvoir entre les sexes ? Le rejet du féminisme américain, au nom d'une exception française, aurait-il permis l'exclusion du féminisme tout court ? Notre société, si prompte à dénoncer les violences sexuelles, pourvu qu'il s'agisse des banlieues, a-t-elle fermé les yeux sur le harcèlement sexuel à l'Assemblée nationale ou dans l'Université ?

 

C'est pour conjurer ce retour du refoulé féministe que s'élève aujourd'hui une nouvelle vague de réactions. Il ne s'agit pas seulement d'Alain Finkielkraut ; lorsqu'il dénonce "le procès des baisers volés, des plaisanteries grivoises et de la conception française du commerce des sexes", c'est en écho à Irène Théry (Le Monde du 29 mai). Contre Joan Scott, figure de proue internationale des études de genre, la sociologue revendique en effet "un féminisme à la française" qu'elle caractérise, sans craindre le paradoxe, comme "universaliste".

 

Pour Irène Théry, ce féminisme "refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés". C'est raviver l'argument ébauché en 1989 par Philippe Raynaud : il célébrait le rôle civilisateur des Françaises, legs de la civilité d'Ancien Régime, par contraste avec les Etats-Unis où "le féminisme est la pointe avancée, et quelque peu acariâtre, de la revendication démocratique". Mona Ozouf devait développer l'idée en 1995, dans un "essai sur la singularité française" opposant à la "modération du féminisme français" le radicalisme "bruyant" de l'Amérique.

 

Ne s'agirait-il point d'identité nationale ? Joan Scott a souligné l'ironie des choses : c'est aussi au nom de la séduction qu'on juge l'islam étranger à la culture française ; or la victime présumée est ici musulmane. "Ignominie", s'emporte Irène Théry, oubliant la modération nationale. Pourtant, dans l'essai sur la "galanterie française" qu'elle dédiait en 2006 à Mona Ozouf, Claude Habib écrivait : "Le port du voile est un affichage de la chasteté qui signifie l'interruption du jeu galant, et même son impossibilité définitive. Il n'y a pas de conciliation possible." Et aujourd'hui, c'est ce quarteron de féministes improbables qui persiste et signe ensemble, contre Joan Scott, une défense et illustration de notre "héritage culturel" (Libération du 17 juin).

 

Pourquoi exalter la séduction française à l'heure d'un procès pour viol ? De fait, l'actualité jette une lumière crue sur l'apologie de la France – "pays tolérant, et même indulgent pour les frasques de ses hommes politiques", selon Mona Ozouf. Est-il si opportun de relire ses assertions pour le moins hasardeuses sur le viol ? "On lui donne aux Etats-Unis une définition assez élastique pour ne plus comporter l'usage de la force ou de la menace et pour englober toute tentative de séduction, fût-elle réduite à l'insistance verbale." Bref, les féministes américaines crieraient au viol, tandis que les Françaises goûteraient le jeu de séduction.

 

L'affaire DSK vient gâter cette image d'Epinal. Comment un "dragueur lourd" pourrait-il encore évoquer la légèreté galante ? La séduction d'antan paraît décidément moins séduisante… Les thuriféraires de la singularité nationale invoquent encore Madame de Merteuil ; mais c'est oublier qu'elle-même rappelait à Valmont la violente injustice de la séduction : "Pour vous autres, hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner."

 

L'épouvantail américain se défait en même temps sous nos yeux : les féministes françaises (et non "à la française") ont réussi à se faire entendre, à la faveur de l'affaire, sans complaisance aucune pour le viol, le harcèlement, ou les propos sexistes dont le charme leur échappe. Il ne s'agit donc pas tant de culture nationale que de démocratie. Reste alors la question qu'agite l'antiféminisme depuis deux siècles : la séduction serait-elle incompatible avec la démocratie ? Que devient-elle après l'Ancien Régime de la domination masculine ? Ne nous appartient-il pas de penser une érotique féministe – non moins désirable, mais plus démocratique ?

 

Sans doute faut-il renoncer au fantasme d'affranchir le sexe du pouvoir : la séduction vise une emprise sur l'objet désiré, à condition toutefois qu'il existe aussi en tant que sujet de désir. Pour être féministe, il n'est donc pas nécessaire de renoncer aux "plaisirs asymétriques de la séduction". En revanche, pourquoi l'asymétrie serait-elle définie a priori, la pudeur féminine répondant aux avances masculines, comme si les rôles sociaux ne faisaient que traduire une différence des sexes supposée naturelle ? Autant dire que les relations de même sexe seraient dépourvues de séduction !

 

Au contraire, l'incertitude fait le charme d'un jeu qui consiste à improviser sans savoir d'avance qui joue quel rôle. "La surprise délicieuse des baisers volés" n'est délicieuse que si l'on n'est pas condamné à rejouer sans surprise les rôles assignés à chaque sexe par une convention figée. Autrement dit, dans l'érotique féministe, le trouble dans le genre s'avère… troublant. Quant au "respect absolu du consentement", plus qu'une conversation préalable, il requiert une incessante négociation amoureuse. Le contrat sexuel n'est plus la règle définie d'avance, mais l'enjeu d'une partie sans fin. Au lieu d'être nié, ou sublimé, le rapport de pouvoir devient ainsi la matière même de la séduction démocratique.

 

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L'affaire DSK LIBÉRATION

 L'ex-directeur du FMI est accusé d'agression sexuelle, séquestration de personne et tentative de viol.

POLITIQUES 09/08/2011 À 00H00

Affaire DSK : le fait divers, c’est du politique

Par GENEVIÈVE FRAISSE Directrice de recherche CNRS.

 

Cinq idées, cinq bornes sur le chemin du politique contemporain. La spectaculaire «affaire DSK» est ici centrale et non périphérique… Tel est mon propos, ma proposition de réflexion.

L’histoire du service, du service domestique, vient en amont de notre démocratie. Que devient cette situation ancestrale après la Révolution française ? Il est toujours utile de rappeler que Proudhon, penseur du mouvement ouvrier, classait les femmes en «courtisane ou ménagère». Or la citation se complète d’un «et non pas servante». Dans son monde de l’égalité sociale, il y aura du sexe et du ménage, mais pas de domestique ! Or le troisième terme, «la servante», disparaît dans la saga socialiste : «putain ou maman», mais pas domestique, cela ferait désordre dans l’attribution des places sexuées du monde à venir. Les femmes, avant d’être des personnes (travailleuses ou citoyennes), ont un statut : ménagère, prostituée, servante. Au XXe siècle, la servante laisse place à l’emploi de service, à la «femme de ménage». On passe donc du statut à la fonction. Mais de la femme et du ménage, qu’en dit la pensée démocratique ? Le service implique la hiérarchie. On en pense quoi, en politique ?

L’histoire du consentement de l’individu contemporain se pense au présent de notre démocratie : la généalogie politique du citoyen, avec la volonté d’adhérer au contrat social et la reconnaissance du consentement mutuel pour se marier, et surtout pour divorcer. Il y a bien là une personne juridique, celle qui contracte, qui dit oui ou qui dit non. Personnage abstrait, abstrait de toute contingence de sexe, de classe, de race, d’emploi. Or la position juridique de la personne qui consent se double, n’en déplaise au libéralisme politique, d’une situation donnée. Alors le consentement individuel (pas seulement sexuel) apparaît dans une complexité remarquable et qui prend la forme d’un cube : trois histoires possibles, l’union sexuelle ou conjugale, le contrat social dans son ensemble, et l’individu contemporain dans son autonomie. Et à chaque fois deux possibilités à ce consentement : libre ou éclairé, tacite ou explicite ; et puis une alternative toujours présente : donner ou arracher un consentement, choisir ou accepter le rapport à l’autre… Consentir : nous n’avons pas fini d’en parcourir les arcanes ; nous n’y trouverons aucune vérité (le bon ou le mauvais consentement…) mais nous comprendrons que ce mot ne saurait suffire à donner une bonne ou une mauvaise conscience politique. Dire oui ou dire non, c’est bien ; mais à qui, à quoi ?

L’histoire de la frontière privé-public, fil rouge passé, présent ou futur, dans la dynamique démocratique. Que cachent les cris de celles et ceux qui défendent une frontière entre les deux espaces, les deux vies ? Une réalité simple, et visiblement dérangeante : les deux lieux, privé et public, marchent ensemble, dans un régime démocratique comme dans un régime monarchique. Mais la démocratie fait rupture dans ce qu’elle rend possible, à savoir l’égalité, l’égalité sociale certes, mais aussi l’égalité entre les femmes et les hommes. Or cela change tout : la notion d’égalité peut s’introduire jusque dans la chambre à coucher. Peu importe que cela soit visible ou pas, ou que le privé se confonde avec l’intime. Penser l’égalité sexuelle est un enjeu important. On comprend que le penseur du Contrat social veuille tenir hors d’atteinte du politique l’espace conjugal et domestique. Le geste de Rousseau est limpide : l’analogie entre famille et cité (père et roi) est obsolète. En effet si père et monarchie vont tranquillement de pair, on ne saurait imaginer, à l’inverse, que l’égalité citoyenne inspire et produise de l’égalité conjugale. Tocqueville, puis Alain diront de même. Or, la démocratie n’a pas à maintenir une frontière entre privé et public, mais à établir une cohérence entre les deux.

L’histoire de la France sert d’argument au présent féministe : on aime le jeu de positions entre les deux côtés de l’Atlantique, avec distribution des cartes de la radicalité de l’émancipation des femmes (modérée ou intransigeante). Il y aurait un féminisme français adossé à une galanterie politique, sociale, domestique, légendaire, et un féminisme anglo-saxon fait d’affrontement catégoriel de sexe à sexe. Il y aurait une mixité de bon aloi, opposée à une logique clairement revendicative. Or le féminisme français, né à l’ère post-révolutionnaire, nous explique le mécanisme de la domination masculine comme un tout : la galanterie, ou mixité, est le contrepoint d’un pouvoir masculin fortement symbolique. Le réel de nos bonnes mœurs est comme la compensation d’un absolutisme marqué d’un seul sexe, le sexe mâle ; le réel convivial est la pratique d’une soumission à une domination masculine d’autant plus puissante. Symbolique et transcendance masculine ne sont supportées que par un jeu de rôles et d’agrément entre les deux sexes. En bref, il s’agit d’un recto verso de la domination, pas d’une tradition meilleure qu’une autre. L’intérêt de l’histoire ? Loin d’un service idéologique, la conscience d’un enjeu politique, celui de l’émancipation des femmes.

Un fait divers ne fait pas de la politique dit-on avec insistance. Deux remarques, pour finir : la reconnaissance du viol appartient à l’actualité de notre temps (la personne et son consentement ; le corps à soi, entre être et avoir). Oui, mais la sexualité se tient hors de la grande histoire, ajoute-t-on alors.

C’est peut-être vite dit. Je ne conteste pas la hiérarchie des affaires, affaires du monde, affaires de sexe. Mais l’économie qui pense les échanges, les moyens d’échange, les lieux de l’échange, ne saurait être indifférente à ce qu’un fait divers change la politique. On disputait jadis pour savoir si ce sont les hommes ou les structures qui font l’histoire. Que les sexes fassent l’histoire pourrait aussi être entendu sérieusement, politiquement. Ceux qui dénoncent une «instrumentalisation» de cette affaire sont sourds à l’histoire humaine : les sexes sont une monnaie d’échange, y compris en politique.

 

 

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La prétendue séduction "à la française" n’est que de la violence sexuelle

Point de vue | LEMONDE.FR | 24.08.11 |

 

par Florence Montreynaud, historienne

 

C'est un curieux féminisme "à la française" qu'ont fait apparaître les débats autour de l'affaire Strauss-Kahn. Selon la sociologue Irène Théry, il "veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés" (Le Monde, 28 mai 2011). En se référant au féminisme universel, qui en France comme ailleurs veut l'égalité et la justice, on peut se demander à qui profite ce mélange de notions opposées — droit et séduction, consentement à un acte sexuel et vol de baisers. Depuis des décennies, des féministes ont précisé le sens de mots relatifs à la sexualité, dissipant ainsi des confusions dues à la complaisance pour la violence machiste, symbolique (en mots ou en images) ou réelle (viols, coups, meurtres).

 

Plutôt que de flotter dans le ciel des idées, sur le nuage d'une prétendue "exception française", revenons aux réalités de la violence sexuelle dans le monde, cette violence que tant d'hommes, encouragés et protégés par le système de domination masculine, exercent sur de plus faibles.

Qu'est-ce qu'un séducteur, aujourd'hui comme hier, ici comme ailleurs ? Un homme qui, à force de sourires et de belles paroles, cherche à obtenir d'une femme ou d'une fille ce qu'elle ne propose pas, ce qu'elle ne désire pas. Quelle qu'en soit la forme — de la drague lourde des baratineurs de plage à la cour raffinée des libertins se croyant au XVIIIe siècle —, la séduction masculine "à la française" repose par convention sur une asymétrie visible : l'homme fait les avances, car c'est à lui de s'exposer en faisant le premier pas. Au contraire, l'éducation ou la contrainte sociale imposent aux filles et aux femmes des attitudes présentées comme typiquement féminines, pudeur ou réserve, tandis que la famille doit veiller sur leur réputation, voire sur leur virginité. Comme me le disait une voisine, mère de fils avec lesquels jouaient mes filles : "Plus tard, vous ferez mieux de rentrer vos poules, quand je lâcherai mes coqs !" Tout au plus une femme "bien" peut-elle manifester discrètement sa disponibilité. Même si elle en meurt d'envie, elle se doit de résister à l'homme, de commencer par refuser ses propositions ; après une cour dont la durée dépend de la valeur qu'elle veut se donner, elle peut enfin paraître céder avec une réticence suffisante au désir masculin. Une femme qui accepterait avec empressement se déconsidérerait, comme le prouve le raisonnement machiste : "Une femme bien qui dit “non'', ça veut dire “peut-être'' ; si elle dit “peut-être'', ça veut dire “oui'' ; et si elle dit “oui'', ce n'est pas une femme bien." Déduction du dragueur : "Elle dit “non'', mais ça veut dire “oui''".

 

Une femme osant en public exprimer son désir à un homme est qualifiée d'"allumeuse", "provocante", ou "chaudasse", tous mots inusités au masculin. À tous âges et dans tous les milieux, la voilà classée — "une pute !" — et rejetée du groupe. Alors que celui qui "ne pense qu'à “ça''" et "baise tous azimuts" est salué comme un "chaud lapin" ou un "don Juan", son équivalent féminin est une "grosse nympho" qu'"a le feu au cul" et "y a qu'le train qui lui est pas passé d'ssus".

 

LA DOUBLE NORME SEXUELLE EST TOUJOURS EN VIGUEUR

 

Autrement dit, le machisme se caractérise par la signification asymétrique donnée au désir sexuel : c'est le concept féministe de la double norme sexuelle — ainsi dénommé au XIXe siècle. Exprimer clairement son désir dévalorise une femme et valorise un homme : telle est la règle, que quelques audacieuses transgressent à leurs dépens. L'homme est renforcé dans sa virilité symbolique s'il se conforme au modèle traditionnel du "mâle à besoins impérieux". Au contraire, comme en témoignent les qualificatifs injurieux de "femelle", "salope" ou "chienne en chaleur", une expression trop directe, trop visible du désir place la féminité sous le signe de l'excès, de l'animalité et de la saleté. Le machisme, qui assimile les hommes à leur érection — "je bande, donc je suis" —, fait peser un tabou sur la manifestation du désir féminin : "mouiller" n'a rien d'aussi prestigieux. Pour les machos, la sexualité effective — désir, actes et plaisir — salit les femmes, et les fait déchoir du seul statut respectable, celui de vierge-mère asexuée — "toutes des salopes, sauf ma mère !" Aux femmes "bien" ne s'offre donc qu'une alternative : refuser ou céder.

 

Baratineur insistant ou don Juan esthète, le séducteur ne tient compte ni du désir de la femme, ni même de son non-désir exprimé : pour pousser son avantage — "femme qui écoute est à demi conquise", affirme le dicton —, une absence de résistance lui suffit, ou un consentement arraché. Avec ses manœuvres stratégiques et ses ruses tactiques, cette séduction masculine "à la française" s'apparente à une guerre dont l'issue incertaine fait tout l'intérêt. En cela elle diffère du viol avec violence, car elle relève plutôt de l'emprise, la pression psychologique exercée, voire le chantage ("Si tu m'aimes…"), évitant la brutalité physique. Pour aboutir à la pénétration qu'il est le seul à désirer, le violeur se dispense de mettre des formes : il use de sa force ou abuse de son autorité, ce qui fait de lui un criminel. Criminel ! Un gros mot ? C'est pourtant le seul qui soit juste, même s'il reste difficile à admettre par ceux qui persistent, avec le "beauf" de Coluche, à dire "Le viol, c'est quand on veut pas, et moi, j'voulais !" ! De leur racine latine — séduire, c'est détourner du droit chemin — séduction et séducteur gardent une nuance péjorative, atténuée dans l'adjectif "séduisant". On peut leur préférer le verbe "plaire" dont le sens est positif quel que soit le sexe du sujet. Chercher à plaire, ou à se plaire l'un à l'autre, désigne un ensemble d'actions visant au même but que la séduction — un acte sexuel, une rencontre au plus intime. Toutefois, la différence, essentielle, vient de ce que chaque personne prend le temps d'attendre le désir de l'autre. Plaire et séduire peuvent aussi se combiner au début mais, alors que plaire suppose réciprocité, souci de l'autre et recherche d'un double plaisir, séduire est toujours asymétrique.

 

Certes, séduire, "ce divertissement féminin par excellence" (Marguerite Yourcenar, Quoi, l'éternité ?) n'est pas le propre de l'homme, mais quand une femme cherche à attirer un homme, il s'agit de coquetterie plutôt que de contrainte, de regards plutôt que d'actes, d'invites verbales plutôt que de "main aux fesses" : rien de comparable au "troussage de domestique" ni au "droit de cuissage", et ni "dragueur" ni "don Juan" n'ont de féminin. Pourtant, il existe bien des séductrices, et c'est même un type féminin marquant de la littérature et du cinéma ; encore faut-il se souvenir que l'immense majorité de ces œuvres sont des productions d'hommes. La vamp ou la "femme fatale" hantent l'imaginaire masculin, suscitant à la fois fascination et répulsion. En Occident, "la" femme est vue comme fatale à l'homme depuis Ève la tentatrice, ou même Lilith, démon femelle que le mythe juif du Moyen Âge présente comme la première épouse d'Adam ; leur lignée ininterrompue resurgit de nos jours sous la forme de Cruella et autres "dominatrices" qui confortent le masochisme masculin. Si Hollywood représente de préférence des hommes en victimes photogéniques de "sorcière", tel Michael Douglas dans Liaison fatale, reprise du thème de La Femme et le Pantin ou de L'Ange bleu, dans la réalité le rapport de forces entre hommes et femmes est à l'inverse. Avant la contraception moderne, combien de femmes "séduites et abandonnées", combien de domestiques engrossées et jetées à la rue, combien de "filles-mères" traitées en coupables, tandis que le séducteur-géniteur n'était jamais inquiété ! Les hommes, écrit Madame de Staël dans Delphine, "veulent, en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir". Un demi-siècle de pilule n'a pas suffi à modifier en profondeur les mentalités, comme le prouvent les pratiques de harcèlement sexuel masculin au travail, dont on commence seulement à percevoir l'ampleur, ou les réactions de solidarité machiste à l'affaire Strauss-Kahn. Alors que l'opprobre social pèse toujours sur la "salope" qui fait perdre la tête à un mari, ou qui croque les hommes et les rejette "comme un kleenex", le dragueur fier de son "tableau de chasse", le consommateur méthodique ou le dirigeant incapable de maîtriser ses pulsions ne sont pas si mal vus. Quelques-uns bénéficient même du soutien public indéfectible d'une épouse aussi dévouée qu'Anne Sinclair ou Hillary Clinton. On peine à imaginer le cas inverse – l'abnégation d'un mari solidaire d'une présidente portée sur la chair fraîche.

 

Autre asymétrie : selon la curieuse moyenne établie par les enquêtes sur la sexualité, les hommes auraient eu au cours de leur vie 11 partenaires, et les femmes 3, différence que le recours de certains hommes à la prostitution ne suffit pas à expliquer ; la source en est plutôt dans la sur-évaluation masculine et la sous-évaluation féminine : sur chaque sexe pèsent des attentes opposées, ce qui amène chacun d'eux à déformer la réalité en sens contraire.

 

Quant à l'intimité d'un couple établi, d'après les mêmes enquêtes, dans la majorité des cas c'est l'homme qui prend l'initiative du rapport sexuel — c'est du moins ce qui ressort des déclarations, dont on peut de même suspecter le conformisme, c'est-à-dire le respect des normes en matière d'activité sexuelle.

 

C'est seulement dans le monde abstrait des formules que deux personnes, A et B, — leur sexe étant indifférent — sont mues par des désirs d'intensité égale, et les expriment, soit simultanément, soit alternativement. Dans la "vraie vie", l'une des deux a toujours plus envie que l'autre, ou alors, si les deux ressentent du désir, ce n'est pas au même moment — ce décalage dans l'intensité ou le temps entraînant difficultés et incompréhension.

 

Notre monde est inégalitaire, et le sexe qui domine dans tous les domaines — politique, économique, social ou religieux — impose aussi les modes et les rythmes de la relation sexuelle : c'est le désir masculin qui fait la loi, à toutes les étapes — approche, attaque, déroulement et conclusion.

 

LA VÉRITABLE LIBÉRATION SEXUELLE EST À VENIR

 

La libération sexuelle annoncée dès mai 68 a d'abord permis aux hommes d'affirmer leurs désirs, à charge pour les femmes de les satisfaire. En effet, une femme, à plus forte raison une camarade, osant refuser l'"hommage" d'une telle proposition était stigmatisée par la critique suprême : "T'es pas libérée !" (variantes : "T'es coincée !" ou "frigide"). Comme si "libération des femmes" signifiait mise à disposition sexuelle au profit de tous les hommes de l'entourage… De grandes intellectuelles mirent en forme une opposition politique à ce machisme de gauche. C'est à des féministes des années 70 qu'on doit le début de la révolution conceptuelle si bien exprimée dans le titre donné par la sociologue Nicole-Claude Mathieu à son article : "Quand céder n'est pas consentir" (1978).

 

Ensuite, la philosophe Geneviève Fraisse et d'autres penseuses approfondirent la notion de consentement. Traduction sur des banderoles lors de manifestations contre le viol : "Quand une femme dit “non'', c'est non", ou "Viol de nuit, terre des hommes" (Paris, 19 septembre 1985). Depuis lors, les mentalités évoluent, certes très lentement, vers une perception de la rencontre sexuelle comme celle de deux désirs, dans la liberté et l'égalité. Plaire par ses propres mérites, susciter l'acquiescement de l'autre, au lieu d'imposer sa volonté par la contrainte, c'est découvrir que les baisers échangés ont meilleur goût, pour les deux, que les baisers volés. Loin des grands machos de ce monde et de leur argent qui prétend acheter les consciences, voilà que quelques hirondelles annoncent le printemps d'une authentique libération sexuelle : des femmes se libèrent de leurs inhibitions et apprennent à exprimer leurs désirs sans craindre le jugement d'autrui, des hommes n'ont pas peur de se sentir considérés comme des objets de désir, et certains privilégiés y trouvent même du plaisir. Loin du tapage des médias et des rodomontades de vieux mâles s'accrochant à leur privilèges, de plus en plus de couples féministes montrent, discrètement, comment lier désir et respect de l'autre, plaisir et égalité.

 

Après l'insouciance de la "douce France" chantée par Trenet, et ses "baisers volés" chers à Truffaut, Dominique Strauss-Kahn a pu incarner la France dans son arrogance dominatrice, mais la prétendue séduction "à la française" apparaît désormais, le roi étant nu, pour ce qu'elle est : de la violence sexuelle.

 

 

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