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Re-Belles. 40 ans du mouvement de libération des femmes , MLF Appellation d'Origine Incontrôlée. Objectif : FÉMINISTES TANT QU'IL FAUDRA !

Congrès 3, 4, 5 déc. 2010 : 2

Barbara Loyer

40 ans de mutations géopolitiques

 

 

Comment et pourquoi les mutations géopolitiques de ces dernières années doivent-elles être articulées avec l’analyse des enjeux des combats féministes ? Géopolitique est un mot de plus en plus utilisé aujourd’hui pour désigner des phénomènes très divers. On parle de géopolitique du pétrole, géopolitique de la mondialisation, il y a des atlas géopolitiques sur des thèmes et des régions très variées. Associer le mot géopolitique au féminisme ne va pourtant pas de soi.

Il est utile de préciser que par géopolitique nous entendons, dans l’équipe qui anime la revue de géographie et de géopolitique Hérodote et  l’Institut Français de Géopolitique, une méthode d’analyse des stratégies de pouvoir sur des territoires précis dans des contextes où la possibilité de s’exprimer permet des débats et des polémiques entre citoyens. La géopolitique est une méthode d’analyse des stratégies mises en œuvre par des acteurs politiques pour élargir leur influence ou s’emparer du pouvoir. De ce point de vue, plus les États sont autoritaires moins on parle de géopolitique. Toutefois, avec les nouveaux médias et la mondialisation de la diffusion des idées, ces débats se déroulent parfois hors du territoire de l’Etat : c’est le cas pour Cuba ou l’Iran dont les dirigeants doivent prendre en compte l’influence des exilés qui s’organisent pour agir dans les forums et les assemblées internationales. Les lieux de la politique se sont diversifiés. Désormais, la question de l’égalité des femmes fait  partie des débats au sujet de la nature des gouvernements et des formes du pouvoir et c’est pourquoi il faut aussi l’aborder par la méthode géopolitique.

Il me faut brosser un tableau des quarante ans de mutations géopolitiques qui entre en résonance avec les enjeux de ces débats, et faire un tour du monde permettant de situer l’exposition des grands enjeux du féminisme qui vont occuper les trois prochains jours. J’ai choisi trois thèmes, des événements qui ont marqué l’évolution de ces débats, qui sont aussi trois lieux, et trois époques.

1) L’apparition d’un foyer d’influence géopolitique majeur : le « golfe arabo persique dans les années 1970. Après y avoir longuement réfléchi pour savoir si je souffrais d’un tropisme méditerranéen inavoué qui serait propre à ma condition de française, je crois qu’il faut assumer que c’est un élément central des événements ayant compté dans ces quarante dernières années concernant les femmes.

2) La dislocation de l’URSS à la fin des années 1980, que j’associe à la croissance des revendications démocratiques et à l’émergence de sociétés civiles, malgré des crises graves et terriblement meurtrières concomitantes à cette évolution. Le combat des femmes au plan mondial est étroitement lié au développement des canaux d’expression démocratiques durant ces vingt dernières années.

3) Et enfin, l’émergence d’un monde multipolaire, ce qui se traduit, dans les années 2000, par le changement des rapports de force au sein de l’ONU, lieu de production de représentations géopolitiques concurrentes qui servent à légitimer des pratiques politiques concrètes.

Il faut cependant, avant même d’envisager les évolutions des rivalités de pouvoirs à l’échelle internationale, prendre la mesure du contexte démographique dans lequel elles se sont déroulées.

Ces quarante années sont une période dite de « transition démographique » et d’urbanisation. Hormis les pays d’Europe et Amérique du Nord et quelques autres comme le Japon, l’Australie ou ceux du Cône sud de l’Amérique, la plupart des États du monde ont connu entre les années 1950 et 1980 une forte croissance démographique, du fait du recul des taux de mortalité, et une augmentation de la proportion des jeunes de moins de 20 ans. Il s’agit d’une véritable révolution démographique, qui s’est accompagnée d’une rapide urbanisation et induit des changements sociétaux considérables, notamment dans les relations de pouvoir au sein des sociétés. Rappelons par exemple, que la population d’Arabie Saoudite a été multipliée environ par 5 depuis les années 1960 (au même rythme, la France serait à plus de 200 millions d’habitants aujourd’hui) et la part de la population urbaine est passée de 25 à 85%. Partout la scolarisation s’améliore et fait émerger des classes moyennes qui veulent leur part de pouvoir, et les modèles familiaux évoluent. En Afrique subsaharienne à la fin des années 1990, le nombre de femmes excède celui des hommes dans la plupart des villes. Ce qu’on appelle « la tradition » africaine n’est donc souvent plus qu’un souvenir, « même si celui-ci est chéri ou même mythifié par les générations actuelles, surtout masculines, qui se refusent encore à entériner les nouveaux rapports de genre générés par cette accélération de l’histoire[1] ». Le raisonnement peut s’appliquer dans de très nombreux pays. 

L’influence des régimes du Golfe, la démocratisation, les changements à l’ONU sont à envisager dans ce contexte.

 

I) L’apparition d’un foyer d’influence géopolitique majeur : le « golfe arabo-persique»

L’humiliation arabe des guerres perdues contre Israël en 1967 et 1973 est la toile de fond de changements qui vont opérer après les années 1970. On parle de contre-coup géopolitique, conséquences, dans l’espace ou dans le temps, d’événements particulièrement marquants. Le triplement brutal des cours mondiaux du pétrole est en effet un des contre coups de ces guerres : la guerre du Kippour se déroule du 6 au 24 octobre 1973. Le 16 octobre 1973 l’Organisation  OPEP, où les pays producteurs arabes sont majoritaires, décide une réduction des livraisons de pétrole en représailles. En décembre 1973, la veille de Noël, elle annonce un doublement des prix du pétrole. Ce fut le premier choc pétrolier.

Or il se trouve qu’environ la moitié des réserves pétrolières mondiales connues à ce jour se trouve dans le golfe arabo-persique où les forages sont particulièrement rentables et les marges de profit très élevées du fait de conditions géologiques favorables. Ces évolutions vont avoir des conséquences majeures sur l’Iran, l’Irak, l’Arabie Saoudite, membres du même cartel. Dans deux de ces trois Etats, se sont mis en place des régimes religieux qui se trouvent à la tête de mannes financières considérables (d’autant plus, dans le cas de l’Arabie-Saoudite, que le nombre d’habitants du royaume est faible), pour mettre en œuvre leurs stratégies d’expansion. Mais, et c’est là que je veux en venir, la représentation d’un unique projet géopolitique islamiste est trompeuse. Ces régimes qui œuvrent pour étendre l’influence d’une doctrine religieuse dite unique et souvent assimilée à une civilisation[2] ont par ailleurs de redoutables conflits entre eux. Les rivalités sont si fortes qu’on peut même se demander dans quelle mesure la fonction attribuée aux femmes, englobées dans le vocable essentialisant « la femme », n’a pas pour objectif de créer l’image illusoire d’une unité sacrée à défaut d’être politique.

Rappelons rapidement que l’actuelle Arabie Saoudite se crée dans les années 1930 avec la conquête militaire du pouvoir de l’ensemble de la péninsule, notamment la Mecque, par la famille d’Ibn Séoud. Celle-ci, pour asseoir une légitimité fragile, redouble d’orthodoxie musulmane et diffuse dans toute la Méditerranée la doctrine ultra orthodoxe wahhabite. Depuis les années 1960, l’Arabie Saoudite est un foyer central de diffusion de l’islamisme : les Frères musulmans d’Égypte, du Soudan, de Jordanie et de Syrie y trouvèrent asile, certains furent appointés, d’autres obtinrent des postes dans les institutions éducatives, y compris dans les universités, ou au sein des vastes organisations caritatives du pays, par exemple la Ligue islamique mondiale fondée en 1962. Alors qu’en 1966, Nasser avait fait exécuter Sayyid Qutb, l’idéologue de la confrérie, le frère de celui-ci, Muhammad Qutb, s’enfuit en Arabie saoudite, où il enseigna à la King Abdul Aziz University de Djedda. Devait l’y rejoindre dans les années 1970 l’un des chefs des Frères musulmans de Jordanie, Abdullah Azzam[3]. Les sommes consacrées à la propagation du wahhabisme sont colossales.

Cet islamisme n’est pas un pur produit de la colonisation « Le wahhabisme apparaît avant que les Européens n’arrivent au Moyen-Orient : Napoléon n’avait pas encore envahi l’Égypte et il n’y avait pas trace de l’Empire britannique en Irak ni dans les mini-États du golfe Persique. Le wahhabisme est un produit des terres de la péninsule Arabique les plus isolées, très peu en contact avec le monde extérieur[4]». Mais il se trouve que les Etats-Unis sont un allié de cet État pour protéger leurs intérêts pétroliers et que leurs gouvernements successifs ont appuyé les religieux dans l’idée qu’ils faisaient barrage à l’influence soviétique. Ils ont longtemps instrumentalisé l’islamisme au service de leurs intérêts stratégiques, l’ont canalisé contre les nationalismes arabes, l’ont retourné contre l’armée soviétique en Afghanistan. Le projet géopolitique saoudien a plus de quarante ans. Il faut pourtant attendre février 1979 et la révolution iranienne pour que cette réalité de l’islamisme apparaisse sur les écrans radars des intellectuels européens.

La révolution iranienne est en effet la première révolution populaire islamiste victorieuse. Il s’agit d’un événement qui, en Europe occidentale, a pu sur le moment être jugée positivement parce que des manifestations de rue mettaient à bas un régime répressif et allié de l’impérialisme américain. Très vite cependant, notamment chez les féministes, le caractère réactionnaire et répressif du régime qui se mit en place, est apparu et a suscité des débats contradictoires sur la légitimité de cette révolution et de ses résultats. Des femmes voilées ont accusé les féministes d’impérialisme, et ont déclaré incarner le peuple contre la bourgeoisie occidentalisée. Depuis la révolution iranienne, des femmes jouent un rôle de plus en plus important dans le mouvement islamiste : « le modèle révolutionnaire de la vraie femme musulmane enjambe les frontières nationales pour se répandre parmi les musulmanes du monde entier »[5].

La réflexion du mouvement féministe qui paraissait d’évidence universelle pour les militantes des années 1960 et 1970 a donc dû, dès les années 1980, tenir compte de ces nouveaux rapports de pouvoir dans lesquels des femmes participaient à l’oppression d’autres femmes au nom d’un projet révolutionnaire religieux. En Iran, contre les femmes non voilées, elles ont soutenu et exécuté les ordres d’un régime qui encourageait la polygamie, la lapidation, le port du voile obligatoire, etc. Dans les pays majoritairement musulmans, et dans ceux où vivent des musulmans, le nombre de femmes voilées augmente, non seulement par injonction étatique (dans les systèmes politiques islamiques), mais aussi parce qu’elles sont partie prenante du combat islamiste. Cette réalité du pouvoir exercé par des femmes sur d’autres femmes, au nom d’une morale, de traditions, d’une identité, n’est pas nouvelle, mais elle a pris plus de force à notre époque.

Évoquer cependant un projet géopolitique islamiste dont le centre serait les Etats pétroliers du Golfe et leur puissance financière masque les divisions internes au monde musulman qui sont pourtant très marquées. Pour nombre de sunnites, le chiisme est une hérésie, et pour les gouvernements arabes du Golfe, l’Iran est une menace ; ils craignent l’éventuelle accession de cet Etat à l’arme nucléaire qui entraînerait une course aux armements nucléaires dans la région et des conflits internes aux États pétroliers ; les shiites sont aussi majoritaires en Irak et au Bahreïn. Le contrôle de la Mecque est à la fois le garant de la centralité saoudienne dans le monde musulman mais aussi sa faiblesse : des milliers de pèlerins aux convictions religieuses et politiques très divergentes se rassemblent tous les ans dans la ville sous le contrôle de l’armée saoudienne. Une étincelle pourrait provoquer une émeute catastrophique pour le régime saoudien. Rappelons que cette dynastie a conquis La Mecque par les armes, que la dynastie en place actuellement en Jordanie, descendante du chérif de la Mecque Hussein ben Ali, a été chassée de la péninsule arabique par les Saoudiens en 1924. En novembre 1979, une prise d’otages par des islamistes armés à La Mecque, contre l’alliance saoudienne avec les États-Unis, se solda par plusieurs centaines de morts. Ces divergences peuvent donc sérieusement fragiliser les Etats du Golfe, et elles sont à l’origine de l’inclusion dans le jeu régional des forces occidentales et leurs armées qui compliquent encore la réalité des rapports de pouvoirs au sein de cet ensemble spirituel théoriquement uni.

Les luttes pour la direction et le contrôle du projet géopolitique islamiste sont féroces et les enjeux n’en sont pas que planétaires : la survie de chacun de ces régimes dépend de ses succès. De même, la survie de la plupart des régimes arabes non démocratiques dépend en bonne part de l’évolution de leur rapport de force avec des islamistes qui sont leurs opposants les mieux organisés[6]. Tous ces pieux personnages, hommes et femmes, sont pourtant d’accord sur au moins une chose : la fonction centrale accordée au statut de « la femme » dans l’ordre musulman pour différencier et sacraliser des relations de pouvoirs internes à leurs sociétés. Le statut des femmes, plus que la barbe ou la longueur du pantalon des hommes, est devenu un des  symboles majeurs de cette idéologie. Les débats contradictoires suscités par le rôle attribué aux femmes au sein de cet ensemble ont contribué à faire du féminisme un enjeu géopolitique majeur en cette fin de XXe siècle. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de le mettre en exergue. Ces débats ont pris d’autant plus d’importance que l’aspiration démocratique s’étend. C’est mon deuxième point.

 

II) La fin du communisme – l’enjeu démocratique

Le deuxième lieu que je voudrais aborder est l’URSS, et le deuxième temps, les années 1990.

La disparition de l’URSS fragilise aussi dans nombre d’États l’idéal socialiste et sa vocation universaliste. En outre, et c’est le trait qu’il m’importe de souligner pour une réflexion sur les mutations géopolitiques, les années 1990 inaugurent une époque où la démocratie devient un enjeu dans un nombre grandissant d’États, quand bien même la représentation de la superpuissance militaire américaine domine souvent dans les discours, du fait notamment des guerres du Golfe. L’apartheid légal en République d’Afrique du Sud disparaît en même temps que s’effondre l’URSS. Cette évolution est concomitante de l’extension du modèle économique libéral. Le dernier quart du vingtième siècle a en effet été marqué par deux processus majeurs de changements à l’échelle internationale : la plupart des États ont délaissé leurs stratégies de développement protectionniste, d’inspiration keynésienne ou socialiste, et se sont engagés dans un processus de libéralisation économique caractérisé par l’adoption de politiques macro-économiques fondées sur les préceptes des théories néo-classiques et néo-libérales. Parallèlement, des processus de transition de l’autoritarisme à la démocratie ont touché successivement les nouveaux pays industriels de l’Europe du sud (l973-78), de l’Amérique latine et de l’Asie de l’est (1980-1988), les États communistes de l’Europe centrale et orientale et les pays en développement de l’Afrique (1989-1995)[7]. Ainsi, par exemple, la Charte africaine de la démocratie adoptée par la conférence de l’Union africaine en janvier 2007 affirme la volonté collective des États de « promouvoir les valeurs universelles et les principes de la démocratie, la bonne gouvernance, les droits de l’homme et le droit au développement ».[8]

Évidemment, ces évolutions ne font pas changer immédiatement le sort des femmes, conditions de vie, de travail, violences en tout genre, santé, qui est souvent étroitement lié à des conditions générales de développement. De même, ces évolutions se déroulent dans un monde où les conflits ethniques ou communautaires éclatent tous les jours dans ces contextes variés avec des conséquences souvent tragiques, les victimes se comptant par centaines et par milliers dans les meilleurs des cas (800 000 morts entre avril et juin 1994 au Rwanda).

Soulignons que le terme « démocratie » n’est pas entendu comme un synonyme automatique du mot « progrès ». Il ne s’agit pas de fin de l’histoire. Il signifie que, dès lors qu’il y a débats, rivalités et alliances géopolitiques, les analyses des situations dans lesquelles se trouvent les féministes de chaque pays doivent prendre en compte des pratiques du pouvoir plus complexes que lorsque la population vit dans l’isolement de la peur dictatoriale ou de l’illettrisme. En novembre 2010, les islamistes égyptiens voulaient faire appel à la justice internationale pour protester contre leur élimination du Parlement par des élections truquées. Quelques soient les objectifs que l’on se propose d’atteindre, il faut comprendre les relations de pouvoir intrinsèques à une société pour y agir.

Cette évolution est à mon avis particulièrement importante pour les questions féministes. On voit notamment apparaître de plus en plus de femmes en situation de pouvoir, ce qui situe les débats féministes moins entre femmes et hommes qu’entre différentes conceptions de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes. L’analyse au niveau local des contradictions de ces évolutions est essentielle. L’entrée des femmes en politique est à la fois un élément de démocratisation et la marque de leur inclusion dans les viviers électoraux et les rivalités de pouvoirs. Il est indispensable d’envisager les contradictions locales des combats des femmes : en Mauritanie, par exemple, les Mauresques disposent d’un certain poids social, qui leur assure quelques privilèges, contrairement aux négro-mauritaniennes qui ne bénéficient pas de tels avantages. Le rôle du paramètre « genre » n’est pas partout le même pour comprendre l’évolution des jeux politiques locaux dans des contextes culturels divers, face à d’autres paramètres tels que le tribalisme, l’indigénisme, ou le régionalisme. À qui profite le quota de 20% de femmes dans les conseils municipaux mauritaniens : aux femmes ? À une poignée de femmes ? Ou au système du pouvoir en place ?[9]

La démocratisation de nombreux États du monde diversifie les niveaux d’action du féminisme. Il faut distinguer la marge de manœuvre des femmes au sein de sociétés particulières et les combats sur des thématiques universelles.

 

III) Emergence d’un monde multipolaire : l’évolution des rapports de force à l’ONU

On a montré qu’il fallait prendre en compte l’insertion des combats féministes dans des rapports de pouvoirs précis sur des territoires concrets. Mais il y a des représentations qui jouent un rôle politique à un niveau planétaire. Caroline Fourest[10], Malka Marcovich[11], Jeanne Favret Saada[12], et d’autres, ont montré les enjeux contemporains de l’évolution des rapports de force au sein de l’ONU et notamment du Conseil des droits de l’homme, « à l’ombre de la Chine ». On apprend dans leurs livres comment se nouent des alliances conjoncturelles entre des États aux intérêts très variés, mais qui sont tous d’accord sur une chose : ils ne veulent pas d’ingérence internationale. Cuba, la Chine, l’Iran mènent un combat commun pour faire passer l’idée qu’il n’existe pas de modèle unique de démocratie et pour imposer le relativisme contre l’universalisme. C’est par des mécanismes onusiens que l’Arabie Saoudite se retrouve, en tant que contributeur, au conseil d’administration de l’agence Onu femmes, dirigée depuis quelques mois par l’ancienne présidente chilienne, la socialiste Michelle Bachelet.

Un moyen pour faire passer des idées générales aux implications politiques qui peuvent être importantes, est de dire qu’ils s’appliquent à de vastes territoires où les gens sont supposés avoir les mêmes intérêts. On parlera par exemple d’un ensemble des pays « victimes de l’oppression » exercée par ce qu’on appelle « le Nord », ou « l’Occident ». Sur le site du Mouvement des Non Alignés, qui rassemble des États aussi différents que la Chine et l’Arménie, le Brésil et la Corée du Nord, on peut lire : « Nous sommes ceux qui avons enduré des siècles de colonialisme, d’oppression, d’agression, d’exploitation, de négligence ». Les combats politiques des années 1960 et 1970 étaient également marqués par des conceptions assez allégoriques des rapports de pouvoir. Le monde était perçu en grands blocs diplomatiques ou guerriers : Capitaliste ou « Monde libre », Socialiste ou non alignés, et «Tiers- monde » (aujourd’hui on dit « le sud »).

Les forums internationaux sont des lieux où se construisent et d’où se diffusent des représentations que l’on peut appeler géopolitiques car elles visent à créer de vastes ensembles spatiaux qui semblent politiques parce qu’ils sont personnifiés, c’est-à-dire qu’on en fait des acteurs : les « civilisations » feraient  « alliance » alors qu’une civilisation n’est pas un acteur capable d’agir , les non alignés attendraient de pouvoir collectivement prendre leur revanche sur les injustices coloniales, alors que ce mouvement regroupe des Etats extrêmement divers, etc. Les luttes actuelles pour imposer dans ces forums internationaux tel ou tel paradigme, par exemple le différencialisme contre celui de l’universalisme, au nom de territoires allégoriques censés être des acteurs géopolitique, le sud, le nord, etc., sont un enjeu important des combats féministes puisqu’elles ont un impact sur les conditions concrètes de ces combats dans les États où ils se déroulent.

Cependant, l’affichage à l’ONU d’une égalité formelle entre tous les États quelles que soient les pratiques et l’idéologie de leurs gouvernements, fait apparaître ces forums comme des coquilles vides dans lesquelles il ne servirait plus  à rien d’agir politiquement, de défendre des idées et des choix de société. Aussi serait-on tenté de les déserter. Il ne faut pourtant pas abandonner ce terrain. Il est important de comprendre les stratégies mises en œuvre à ce niveau car elles  ont pour objectif de faire évoluer les opinions publiques au sujet des idées ou projets qui seraient légitimes ou non, l’universalité des droits de l’homme, le multiculturalisme, la légitimité de l’interdiction du blasphème, la limitation des droits individuels au non du respect des cultures, ou de l’anti-impérialisme, etc.

On ne parlait pas de géopolitique dans les années 1970. Le terme s’est imposé après la fin de l’URSS. Il traduit le sentiment d’une complexité grandissante, d’une menace face à des évolutions difficiles à prévoir. Les combats des années 1970, dans le contexte économique des trente glorieuses, étaient porteurs d’espoir, le monde semblait aller simplement vers un avenir meilleur qu’il fallait faire advenir. Au contraire, les perspectives du XXI e siècle sont moins joyeuses, et même assez sombres tant les rivalités sont fortes, y compris entre femmes, les équilibres de pouvoirs incertains, les inégalités économiques croissantes. Mais l’enjeu démocratique ouvre aussi des perspectives passionnantes.



[1] Le ratio est de l'ordre de 850 à 900 hommes pour 1 000 femmes. Voir Catherine COQUERY-VIDROVITCH, « Histoire des Femmes d'Afrique », Clio, n°6-1997, Femmes d'Afrique,, mis en ligne le 01 janvier 2005. URL : http://clio.revues.org/index373.html. Consulté le 04 mars 2011.

[2] Site OCI : « Au cours des 40 dernières années, le nombre des Etats membres a augmenté de 25 Etats membres fondateurs à 57 Etats. L’Organisation a l’insigne honneur de galvaniser la Oummah dans une parfaite unité et a activement représenté le monde musulman en épousant les causes qui tiennent à cœur à plus de 2,5 milliards des musulmans à travers le monde. L’Organisation a des relations de concertation et de coopération avec l’ONU et d’autres organisations intergouvernementales, pour protéger les intérêts vitaux des musulmans et œuvrer pour le règlement des conflits dans lesquels des Etats membres se trouvent impliqués. En sauvegardant les valeurs cardinales de l’Islam et des musulmans, l’Organisation a beaucoup fait pour dissiper les préjugés et a fortement prônés l’élimination de la discrimination en l’encontre des musulmans, dans toutes ses formes et manifestations. »

[3] Dore Gold « L'Arabie saoudite et les racines du djihad planétaire », Outre-Terre 1/2006 (no 14), p. 255-268. 

[4] Dore Gold « L'Arabie saoudite et les racines du djihad planétaire », Outre-Terre 1/2006 (no 14), p. 255-268. 

[5] C.Chafiq , La femme et le retour de l’islam – L’expérience iranienne, Ed du Félin, Paris, 1991, p.13.

[6] Cette conférence a été prononcée en décembre 2010, avant les grands bouleversements en cours. La phrase sur l’opposition politique islamiste aux dictateurs révèle sans doute pourquoi l’aspiration à la démocratie au-delà des islamistes a été sous-estimée. Les gouvernements en place pensaient que c’étaient leurs plus efficaces opposants et les craignaient.  Les gouvernements européens ont soutenu les dictateurs pour la même raison. L’avenir dira comment vont s’équilibrer les rapports de forces politiques dans les mois à venir dans les pays concernés par les révoltes démocratiques victorieuses, quelle sera l’influence des islamistes dans les systèmes en construction, et comment ces derniers vont s’unir ou se diviser entre eux.

[7] Diane Éthier « Des relations entre libéralisation économique, transition démocratique et consolidation démocratique », Revue internationale de politique comparée 2/2001 (Vol. 8), p. 269-283. 

[8] “Dans la plupart des pays africains, le monopartisme a laissé place à l’existence de dizaines de formations politiques. L’exemple le plus frappant à cet égard est celui de la République démocratique du Congo (RDC) où l’on est passé du parti unique à plus de deux cents partis Plusieurs chefs d’États africains se sont retirés du pouvoir à l’issue des deux mandats prescrits par la Constitution de leur pays sans chercher à modifier ladite norme. Outre le Ghanéen John Kufuor qui vient de quitter le pouvoir (en décembre 2008), on peut citer le Nigérian Olésegun Obasanjo en 2007, le Malien Alpha Oumar Konaré en 2000, le Béninois Mathieu Kérékou en 2006.0Certaines juntes militaires ont rendu le pouvoir aux civils après avoir perpétré un coup d’État militaire. Il en est ainsi du colonel Wanké au Niger en 1997, du général Amadou Toumani Touré au Mali en 1991, du général Aboubakar au Nigeria en 1999, ce qui permit à l’ex-général Obasanjo d’accéder démocratiquement à la présidence de ce pays qui avait jusque-là été affecté par des coups d’État incessants. Plus récemment, le général Ould Vale a déposé le président Ould Taya et organisé des élections transparentes en Mauritanie en 2007. Babacar Guèye, La démocratie en Afrique : succès et résistancesPouvoirs 2009/2 , n° 129, p. 5-26)

[9] Céline Lesourd Femmes mauritaniennes en politique. De la tente vers le puits ?, L’Année du Maghreb, pp. 333-348. 2007.

[10] Caroline Fourest, La dernière utopie, Grasset, 2009,  287 p.

[11] Malka Markovich, Les Nations Désunies, comment l'ONU enterre les droits de l'homme,  Jacob Duvernet, 2008, 186 p.

[12] Jeanne Favret-Saada, Jeux d’ombres sur la scène de l’ONU, Editions de l’olivier, 2010, 85p.

 

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